« 70 ans après, l’Union européenne doit enfin répondre à l’appel de l’abbé Pierre » (tribune)

Il y a 70 ans, l’abbé Pierre secouait les consciences en lançant son appel contre la misère. David Cormand, Marie Toussaint, Mounir Satouri et Saskia Bricmont, eurodéputés écologistes, rappellent la force et l’importance de son cri, et critiquent les mesures annoncées par Gabriel Attal. Au niveau européen, ils proposent la mise en place d’un « droit de veto social ».

Le 1er février 1954, l’abbé Pierre formulait un cri d’alarme et appelait à une « insurrection de la bonté » restée célèbre. Trente ans après, il réitérait cet appel, tant les inégalités continuaient alors de se creuser, pour dénoncer celles et ceux qui incarnaient cette violence sociale : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides. » Pour honorer l’héritage de l’abbé Pierre, nous devons dépasser la simple commémoration et engager des actions politiques qui peuvent réellement enrayer cette crise sociale.

Les chiffres récents de la Fondation Abbé-Pierre ne laissent aucune place au doute. En France, plus de 330 000 personnes sont sans abri (130 % de plus qu’il y a dix ans), et plus de 4,1 millions vivent dans des conditions de logement précaires. Ces statistiques ne représentent pas seulement des nombres, mais des individus, des familles entières dont la vie quotidienne est un combat pour la survie.

En Europe, la crise du mal-logement est une réalité. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, 22 % de la population était menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale. Un quart de la population du premier marché économique mondial. L’adage « ne laisser personne de côté » brandi par l’Union européenne a fait long feu ; et la pauvreté a de nouveau explosé à l’aune des crises, prouvant que notre modèle n’est en rien construit pour remédier aux inégalités et aux injustices.

L’Europe sociale, pas une abstraction

La misère est une réalité structurante en Europe, et pour des millions de personnes elle n’est pas l’exception mais la règle. C’est de cet état des lieux qu’il faut partir pour réenvisager la question de l’Europe sociale, qui ne peut rester une abstraction. Dans le cycle qui s’ouvre, nous proposons d’articuler la construction européenne autour des impératifs de lutte contre la pauvreté. En faire sa colonne vertébrale. Car la pauvreté constitue un défi systémique, auquel seule pourra répondre une volonté politique constante.

Car non, la persistance de la pauvreté ne doit rien à la fatalité. Elle est au contraire le fruit de choix politiques appuyés sur un imaginaire de classe majoritairement partagé par les élites dirigeantes. Dans leur vision, « le pauvre », c’est l’autre absolu, l’impensé, le marginal qu’au mieux on soutient par charité quand on ne vilipende pas sa paresse ou son inadaptation au fonctionnement social. À travers les années, des organisations telles qu’Emmaüs Europe ont cherché à traduire l’esprit de l’appel de l’Abbé Pierre en actions concrètes. Il est temps de reconnaître ces efforts et de les amplifier. Nous devons encourager et soutenir les initiatives qui visent à briser le cycle de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

À cet égard, le discours de politique générale du nouveau premier ministre français laisse songeur quant aux ambitions du gouvernement. Gabriel Attal a remis en cause un acquis majeur de la loi française sur la politique du logement social. Retirer à l’État le pouvoir d’attribution des logements sociaux, détricoter la loi SRU, c’est précisément laisser aux maires – que la cause sociale n’intéresse pas toujours – la possibilité de ne pas loger des ménages prioritaires, mais plutôt des ménages dits « intermédiaires ». « Not in my backyard » : la solidarité, chez les autres ; la pauvreté, pas chez moi. Quel retour en arrière désastreux pour les 2,6 millions de personnes qui sont dans l’attente d’un tel logement.

Une volonté politique ferme

La crise du logement ne peut être résolue sans une volonté politique ferme. Nous devons repenser nos politiques de logement, mettant la dignité humaine au cœur de nos préoccupations. Il est temps de rompre avec la logique purement économique du marché immobilier et d’adopter des politiques qui garantissent un logement abordable pour tous : investissements massifs dans le logement social, mécanismes pour éviter la spéculation immobilière, limiter la flambée des prix des logements… l’Union européenne doit être prescriptrice sur cet enjeu majeur.

L’Europe doit changer de pied et faire, enfin, de la protection des plus précaires une pierre angulaire de ses décisions. Le tout-marché et la recherche de la croissance infinie (dans un monde pourtant fini !) ne peuvent être plus longtemps les boussoles de la construction européenne. Nous avons besoin d’inventer l’État providence européen.

Éradiquer la misère

Au Parlement européen, nous, écologistes, appelons à mettre le sujet du mal-logement et de la précarité au cœur des préoccupations des dirigeant·e·s européen·ne·s. Pour faire de l’éradication de la misère le socle de notre projet européen, nous devons impérativement intégrer les personnes en situation de pauvreté à tous les processus d’élaboration des lois et programmes européens. Nous proposons la mise en place d’un droit de veto social, un outil pour qu’aucun texte européen ne puisse être adopté s’il affecte négativement les 10 % les plus pauvres des Européennes et Européens. Oui, pour combattre réellement la pauvreté, toutes les politiques doivent être évaluées à l’aune de leur impact sur les plus précaires, qu’il s’agisse d’une directive, d’un règlement, d’une loi nationale ; et sur tous les sujets, qu’il s’agisse des questions sociales et d’accès aux droits, culturelles, ou de politiques environnementales et climatiques, économiques et d’aménagement.

Nous proposons aussi qu’un débat sur ces enjeux ait lieu en session plénière, à Strasbourg, pour porter la voix des sans-voix dans l’hémicycle du Parlement européen. Il n’est pas trop tard pour redéfinir notre politique sociale et créer un avenir où chaque individu a accès à un logement décent. C’est le moment de transformer notre indignation en propositions politiques concrètes et de construire une société où la dignité humaine ne serait pas négociable. Soixante-dix ans après l’appel de l’abbé Pierre, tout doit (enfin) changer.

Signataires : David Cormand, Marie Toussaint, Mounir Satouri députés européens écologistes français Saskia Bricmont députée européenne écologiste belge


Plus d’informations :

Précédent
Précédent

Discours de politique générale : « Attal ne fait que passer les plats »

Suivant
Suivant

Colère des agriculteurs : David Cormand invité de BFM Normandie