Europe et désastre.
Nous y sommes. La présidence française du Conseil de l'Union européenne s'ouvre. Dans un long discours prononcé ce mercredi, le Président de la République, Emmanuel Macron, a livré les grandes orientations qui sont les siennes. Attention spoiler : rien de ce qu'il a annoncé vouloir porter ne semble de nature à faire face à la crise de l'idée européenne qui frappe notre pays. C'est que dans la proposition politique qui nous est faite, la défense de l'Europe passe par la continuité des politiques en cours bien davantage que par leur réorientation.
Une étude rendue publique ces jours par l'Institut Jacques Delors affirme pourtant que la France serait « au cœur d'une géographie du mécontentement » au sein de l'Union. Loin de demeurer la fille aînée de l’Europe, notre pays doute davantage chaque jour de l'Europe. Le quinquennat d'Emmanuel Macron aura aggravé les choses en enfermant l'idée européenne dans la gangue de l’orthodoxie. Certes, les plans de relance, européen et français, ont temporairement donné l’illusion d’y substituer un « quoi qu’il en coûte ». Mais cette position conjoncturelle n’a pas modifié les logiques structurelles. Le fameux « monde d'après » n'a pas vu s'ouvrir une phase d’investissements ciblés pour construire une transition écologique et juste. Au contraire, la débauche d’argent déversé pour amortir les effets de la crise a profité, dans des proportions jamais vues, aux plus riches. La relance a avant tout servi la rente en s'employant au maintien du statu quo d’un modèle économique qui montre pourtant chaque jour d’avantage ses limites. J'ajoute que rien n’est fait pour que l’addition de ces agapes soit réglée par les plus privilégiés… En témoigne le retard pris sur le programme de nouvelles ressources propres européennes qui devaient, enfin, faire payer ceux qui, par leurs richesses et les stratégies d’évitement qu’elles permettent, échappent à l’impôt.
Dès lors, le discours d’Emmanuel Macron ne saurait raisonner comme une ode sincère aux valeurs auxquelles chacune et chacun voudrait bien pouvoir adhérer, mais comme une fausse promesse pleine de duplicité. Derrière les idéaux proclamés, les inégalités s'accroissent et semblent ainsi consubstantiellement liées à l’Union européenne. Au fond tout se passe comme s'il fallait absolument aimer l'Europe en l'état. Comme si toute perspective de changement était impossible. Face à ce tout-ou-rien indigeste, des millions de citoyennes et de citoyens finissent par se lasser et se détournent de l'Europe. Et au fond, face au cynisme des puissants, que reste-t-il comme possibilité autre - même si elle n’est que l’expression d’une pulsion désespérée - que de renverser la table ? Du point de vue pro-européen qui est le nôtre, l'affaire est grave. Car nous pensons que l'Europe est la bonne échelle pour agir sur les grandes questions de notre temps. Et en vérité, elle est même la seule. Sur les sujets qui relèvent de ce que l’on appelle généralement « souveraineté », c’est l’Europe qui a la masse critique pour peser. En matière de fiscalité juste, d’investissement, de législation, de géopolitique, c’est l’Europe qui peut être force prescriptive car elle pèse suffisamment sur le plan économique, historique et symbolique.
Dès lors, la voir s’entêter dans une croyance dogmatique néo-libérale et conservatrice est un crève-cœur. La conséquence de cette persistance dans le statu quo, c’est le recul de ses valeurs originelles au profit des nationalismes. Cette lente catastrophe que l’on voit se réaliser sous nos yeux comme au ralenti doit être prise au sérieux. Notre continent à la longue histoire a souffert des guerres et des haines que nous ne voulons pas voir revenir. Vous me direz que j'agite des spectres qui n'ont aucune chance de renaître. Je répondrai que nul ne doit ignorer que des forces centrifuges travaillent l'Europe. Qui aurait cru, hier encore, le Brexit possible ? L'Europe ne doit pas se défaire. Or, le couple infernal constitué par les pulsions identitaires et le libéralisme exacerbé fonctionne comme une machine à découdre ce que des années de construction européenne ont tissé. J'ai écouté avec attention les débats de la primaire de la droite : des responsables politiques de premier plan n'ont pas hésité à remettre en cause des éléments importants du pacte européen, pour tenter de s'imposer dans le départage militant. La gauche ancienne n'est pas épargnée par cette tentation régressive : on a vu il y a peu Arnaud Montebourg applaudir dans le même mouvement qu'Éric Zemmour la contestable décision polonaise de faire peu de cas du droit européen. Bref. L'Europe est un repoussoir commode. Nous proposons au contraire d'en faire le levier du sursaut.
Loin d'abjurer notre foi européenne, nous persistons à penser que l'Union possède les ressources démocratiques et économiques nécessaires pour conduire la bifurcation dont notre avenir a besoin. Nous devons tenir bon sur des valeurs et offrir un horizon politique qui ne peut se limiter à la défense de la libre circulation des marchandises. Le fond de la question est le suivant : comment faire de l'Union un vecteur de progrès social et de prospérité partagée ? Dans un monde qui a plus que jamais besoin de multilatéralisme, les tensions géopolitiques se multiplient. Pour tenir son rang, l'Europe doit proposer une politique de civilisation. Lors des dernières élections européennes, nous disions que le choix à venir s'opérerait entre l'écologie ou la barbarie. Nous persistons. La sauvegarde du climat et de la biodiversité est la question cardinale autour de laquelle doivent s'articuler l'ensemble des politiques européennes : il en va de la survie de l'humanité. Celles et ceux qui pensent que la crise écologique est seconde commettent une erreur d'analyse déterminante. Les pénuries de matière première, les tensions liées à la gestion des ressources, la question des réfugiés climatiques, les risques de pandémie d'origine zoonotique, sont autant de questions pour ne citer qu'elles qui percutent de manière décisive la doxa politique ultra libérale en cours. Dans son discours, Emmanuel Macron a pourtant persisté à affirmer en substance qu'il était possible d'aller vers une économie décarbonée sans modification décisive de notre système productif et de nos modes de consommation. En gros, il prétend agir pour la planète à capitalisme constant. C'est une illusion dangereuse.
Le cœur de son aveuglement réside ici, dans sa croyance absolue dans les vertus du seul capitalisme pour assurer le bien être des Françaises et des Français, et au-delà, des européennes et des européens. Il se prétend et de droite et de gauche, quand il est libéral et libéral. Son Europe n'a ni chair, ni saveur. Ni projet ni vision. Elle n'a que des chaînes. Celles du conformisme et du renoncement. Pour nous, une autre Europe est possible. Emmanuel Macron a donné trois objectifs à la présidence française : la relance, l'appartenance, et la souveraineté. Nous n'aurions pas choisi le même ordonnancement, la même mise en mots, parce que notre stratégie est différente et notre projet bien plus ambitieux. Mais je veux conclure cette note en répondant aux questions soulevées par le Président de la République.
Relance ? il ne s'agit pas de chercher un retour à la normale post-Covid mais bel et bien d'engager la mue écologiste de notre système économique en engageant une politique de transition au service du climat. Nous défendons depuis des années un Green New Deal. C'est le moment de le mettre en œuvre, en investissant massivement dans le verdissement de l'économie pour affronter la crise climatique. Encore faut-il être au clair sur le cap choisi. Le duo gagnant de la transition énergétique n'est pas « gaz + nucléaire », mais bel et bien « sobriété + énergies renouvelables ». C'est à la fois un changement de paradigme et une modification en profondeur de notre rapport à l'énergie. Comme dit plus haut, s’ajoute à ces enjeux la question des moyens financiers et donc nécessairement de nouvelles ressources propres pour le budget de l'Union qui, sinon, demeurera prisonnière de grandes déclarations vides. Elle a aujourd'hui une grande bouche et de petits bras. Cela ne peut pas durer. La taxe sur les transactions financières et l'impôt minimum sur les entreprises - à un taux signifiant, c’est à dire autour de 25% - sont plus que des voies à explorer : elles sont le chemin à suivre pour changer la donne et prolonger l'ambition européenne.
Parler de puissance ou de souveraineté européennes sans s'en donner les moyens est un leurre qui accentuera le désamour envers les institutions européennes. Déjà la tentation de s’affranchir du droit européen tenaille les esprits. Il est vrai que l'Europe elle-même tourne trop souvent le dos à ses valeurs sur la question des droits humains, comme l'illustre tristement notre rapport plus que souple avec l'éthique en matière de ventes d'armes, ou notre politique migratoire ignorant la souffrance et la mort d'êtres humains qui veulent juste échapper au fracas du monde. Comment s'étonner dès lors que des démocraties illibérales dopées par les pulsions xénophobes ne tirent profit de notre faiblesse en matière de valeurs ? Ces questions relèvent de la civilisation que nous entendons construire.
Le discours d'Emmanuel Macron est de ce point de vue aussi inquiétant par son prononcé que par ses béances criantes. Il ne dit rien de l'identité européenne, de son socle de valeurs intangibles, de notre ambition d'être pionniers dans la sauvegarde du climat et des droits humains. Ou plus exactement, ce qu'il en dit est consternant de confusion. Le « en même temps » européen d'Emmanuel Macron n'est pas un équilibre. C'est le chemin qui conduit au désastre.