Geoffroy Lejeune au JDD, c’est signé Bolloré
Vendredi dernier, Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction du magazine d’extrême-droite Valeurs Actuelles a officiellement été nommé directeur de la rédaction du Journal du Dimanche. L’hebdomadaire dominical vient d’être racheté par Vincent Bolloré, après que la Commission européenne ait autorisé l’OPA de son groupe sur Lagardère, le propriétaire historique. Outre le soutien qu’il faut apporter aux journalistes ayant déclaré la grève, j’appelle de toute urgence à protéger la presse pour, enfin, protéger la démocratie.
Geoffroy Lejeune à la tête du JDD, c’est à la fois sidérant, et d’une logique implacable. Et c’est signé Vincent Bolloré. À Bruxelles, j’alerte depuis plusieurs mois sur la main-mise de cet homme sur les médias français — et sur les conséquences dramatiques du rachat de Lagardère.
Le 24 octobre 2022, le groupe Vivendi SE demande à la Direction générale de la concurrence européenne une demande de rachat de la société Lagardère SA. Depuis juin dernier, le groupe Vivendi est déjà actionnaire principal de la société à hauteur de 57 %. Sont concernés par le rachat : des hebdomadaires nationaux (Le Journal du Dimanche et Paris Match), une station de radio (Europe 1) et la maison d’édition Hachette.
Le groupe Vivendi est déjà lui-même présent dans la télévision et le cinéma (Groupe Canal+), la presse magazine (Groupe Prisma, leader en France), l’édition (Editis), le divertissement (Gameloft, Vivendi Village) et la publicité (Havas Group).
Les risques sont trop grands et sa mainmise est trop scandaleuse pour ne pas tout faire pour arrêter Bolloré.
Avec des collègues de la commission Culture au Parlement européen, nous demandons officiellement à la Commission européenne de refuser cette fusion. Laurence Farreng (Renew), Sylvie Guillaume (S&D), et Emmanuel Maurel (Left) co-signent la lettre que j’envoie à Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, et à Thierry Breton, commissaire au marché intérieur.
Fusion Vivendi/Lagardère : j’alerte la Commission
Quelques mois plus tôt, Breton et sa collègue Věra Jourová ont présenté le European Media Freedom Act (EMFA), le règlement européen pour la liberté des médias. Pour la première fois, c’est un texte européen qui vise à mieux protéger les journalistes et le pluralisme des médias. Or, l’EMFA s'alarme de la situation de la presse dans l'Union européenne. Rien qu'en France, dix actionnaires possèdent la quasi totalité de la presse papier ! Autoriser une nouvelle opération de concentration reviendrait à fragiliser la volonté de l’EMFA avant même son adoption.
Par ailleurs, Vincent Bolloré a déjà montré le peu de cas qu'il faisait de la liberté éditoriale. Par exemple, comme l’a montré Streetpress, dans les rédactions des magazines de Prisma Media, ce qui compte, ce n'est pas le journalisme : c'est faire plaisir au patron.
Enfin, la fusion Vivendi/Lagardère est une menace pour la démocratie et l'Etat de droit... Bolloré est un amateur des procès-bâillons, ces procédures qui visent à faire taire les journalistes lorsqu’ils et elles enquêtent sur les activités du groupe Vivendi. Et puis, son empire médiatique vient de mettre en orbite un certain Eric Zemmour pour la présidentielle 2022.
Après la publication de notre lettre, la Direction générale de la concurrence européenne annonce l'ouverture d'une « enquête approfondie » au sujet de la fusion : dans les Jours, je souligne une bonne nouvelle, face à un homme qui ne comprend que le rapport de force brutal :
« Il faut que le truc s’emballe, les prochains à devoir se bouger les fesses, c’est l’État français. Il faut qu’ils disent à Thierry Breton : “Là, ça ne va pas, il faut mettre des bâtons dans les roues de Bolloré.” Pour l’instant, tout le monde trouve que c’est un gros pourri, mais tout le monde le laisse faire. Donc il faut le prendre à la gorge. Fondamentalement, il ne comprend que ça : le rapport de force brutal. »
Les limites de la concurrence
En janvier cette année, avec Laurence Farreng et Sylvie Guillaume, nous rencontrons le cabinet de la Commissaire Vestager. Malheureusement, je me rends compte que le logiciel de la Commission européenne est trop limité pour analyser les fusions de médias...
L’économiste des médias Julia Cagé dit souvent que « l’information est un bien public ». Comme elle, pour cette raison, je reste convaincu que les règles de concurrence ne peuvent pas être le seul paramètre pris en compte pour évaluer le bienfondé d’une vente, fusion ou achat de médias. Comme je l'ai souligné à Libération, le droit de la concurrence ne peut pas seul garantir la résistance des médias aux ingérences, et leur résilience contre leur accaparement par des intérêts industriels ou politiques.
En réalité, de nouveaux outils contre la concentration des médias doivent être mis en place : des seuils de concentration plus stricts, qui couvrent tout le secteur, un renforcement du poids des journalistes dans les rédactions, pour qu’ils puissent peser face aux actionnaires, une réforme des aides à la presse, etc. Pendant la campagne présidentielle de 2022, toutes ces mesures étaient d’ailleurs défendues par Europe Ecologie-Les Verts et son candidat Yannick Jadot.
Solutions techniques, conséquences dramatiques
En mars, la Direction générale de la concurrence européenne s'oppose à titre préliminaire à l'OPA de Vivendi sur Lagardère : le mépris de Bolloré envers les règles a trop duré, et il doit proposer de nouveaux « remèdes », comme la cession à 100% d'Editis, et la vente du magazine people Gala. Mais ce n'est pas suffisant : comme je l’explique dans La Croix, c'est une solution technique qui ne résoudrait pas le problème de la concentration des médias et des maisons d’édition déjà aux mains de grands acteurs...
En effet, Daniel Křetínský, vu comme le potentiel repreneur d’Editis, est un nouveau symbole de la prédation d’intérêts capitalistiques sur l’écosystème médiatique européen. Faut-il rappeler qu’il possède déjà, outre des médias tchèques, slovaques et roumains, des magazines tels que Marianne, Elle, Télé 7 Jours, Public ou Usbek & Rica, qu’il est présent au capital du Monde, ou qu’il est un créancier de l’hebdomadaire Libération ? Plus préoccupant encore : moins de dix jours après l’ouverture des négociations avec Vivendi, M. Křetínský est devenu le premier actionnaire du groupe Fnac/Darty, l’un des premiers distributeurs de livres en France…
Malgré cela, la Commission a finalement autorisé la fusion au début du mois de juin. L'arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD, quelques jours plus tard, en est la conséquence dramatique mais prévisible. Je regrette cette décision, car elle signifie que notre modèle, en Europe comme en France, ne sait pas encore protéger sa démocratie de la prédation d'intérêts privés.
Que nous reste-t-il ?
Aujourd'hui, les journalistes du JDD sont en première ligne. Je respecte leur courage, et je les soutiens. Au risque d’apparaître grandiloquent, ce qui se joue et va se jouer dans cette affaire sera déterminant pour l’avenir de la Démocratie en France, mais aussi en Europe.
Concernant, la fusion Vivendi/Lagardère, j'ai de nouveau saisi Margrethe Vestager pour lui demander l'ouverture d'une enquête pour « gun jumping ». Par ce terme technique, on soupçonne Bolloré d'avoir anticipé la réalisation de la fusion, et d’avoir pris le contrôle des titres du groupe Lagardère avant d’en avoir reçu l’autorisation. Comme je l’ai expliqué à Libération, c'est une pratique illégale : elle pourrait coûter à Vivendi jusqu’à 10% de son chiffre d’affaires !
Enfin, ce que montre cette affaire, c’est qu’il nous faut protéger la presse, pour protéger notre démocratie. Le soldat Bolloré est en croisade : il aspire aujourd'hui à régner sans être candidat, par le seul pouvoir de son carnet de chèques, et rêve d’un monde où aucune limite ne s’impose à sa rapacité.