Nouvel accident industriel à Rouen : l’État privilégie les industriels au détriment de la sécurité

L’adage populaire prétend que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit… Mais à peine trois ans après la catastrophe de Lubrizol, un nouvel accident industriel vient de se produire dans l’agglomération de Rouen.

Sur la commune de Grand-Couronne, un incendie s’est déclaré au sein de l’entrepôt de Bolloré Logistic de 20.000 m² où sont stockés 12.000 batteries de lithium. Il s’est ensuite étendu à deux entrepôts, l’un stockant 70.000 pneus, l’autre des palettes et des textiles. L’accident a provoqué des explosions et un panache de fumée visible des kilomètres à la ronde. L’incendie est en phase « descendante » ce mardi 17 janvier et mobilise toujours 110 pompiers.

Ce nouvel accident industriel vient s’ajouter à la liste beaucoup trop longue des sinistres industriels sur l’agglomération rouennaise. Le plus grave d’entre eux reste la catastrophe qui a frappé les entrepôts de Normandie Logistique et de Lubrizol le 26 septembre 2019 avec la combustion de plus de 9.000 tonnes de produits chimiques appartenant à la société Lubrizol.

Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que l’usine Lubrizol connaissait un sinistre industriel.

Six ans auparavant une fuite majeure de mercaptan s’était ressentie jusqu’à Londres ! Moins de deux ans après la catastrophe du 26 septembre, une autre usine de ce groupe industriel explosait à Rockton dans l’Illinois aux États-Unis entraînant l’évacuation de la population dans un rayon de 1,6 km.

La succession de ces catastrophes illustre malheureusement les risques auxquels le modèle productiviste expose les populations civiles avec son usage intensif de produits chimiques et de matières dangereuses.

Mais il est aussi le résultat d’une forme de laisser-faire des services de l’État par rapport à ces problématiques. Car dans le domaine de la sécurité industrielle, contrairement à la foudre, il n’y a aucune fatalité. La formule creuse répétée à l’envie, « Le risque zéro n’existe pas », sert bien souvent d’alibi et de potion amère que l’on sert à la population pour la faire consentir à l’inacceptable : l’insécurité pour tous en échange de profits pour quelques-uns.

La Commission européenne a cherché à y mettre bon ordre dès 2012 en adoptant la Directive 2012/18/UE instaurant le régime de normes de sécurité « Seveso » pour les sites industriels les plus dangereux, auquel l’usine Lubrizol est soumis mais pas l’entrepôt de Bolloré Logistic qui vient de brûler.

Dans son rapport de septembre 2021, la Commission recensait 11.776 établissements relevant de la Directive Seveso III. Si l’Allemagne arrive en première position avec 31 % des établissements, la France est deuxième avec 11 % des établissements à risques.

Cela représente 1.365 installations classées « Seveso » avec 2,5 millions de personnes vivant à proximité d’installation.

Au-delà des sites « Seveso », il y a 500.000 établissements faisant l’objet de divers classements à l’image de l’entrepôt de Bolloré Logistic qui n’est soumis qu’à « enregistrement » !

Cela donne le vertige en matière de dissémination des risques surtout lorsqu’on prend en compte que le panache de fumée toxique de l’accident de Lubrizol s’est étendu sur plus de 20 kilomètres sans parler des conséquences en cas d’un accident nucléaire.

C’est d’autant plus inquiétant que les moyens de contrôle demeurent très insuffisants avec 1.600 inspecteurs quand il en faudrait au moins 8.000. On observe même une tendance à la réduction des effectifs que l’on retrouve dans toutes les instances de contrôle : droit du travail, lutte contre la fraude, etc.

Pourtant, en l’espèce, conditions de travail, sécurité des sites et respect des normes environnementales vont de pair, si j’ose dire. En clair, la désorganisation et la dégradation des conditions de travail augmentent les risques.

Tout aussi grave, si l’État renonce à ses missions de contrôles, les peines encourues par les industriels en cas de manquements demeurent ridicules au regard des profits qu’ils réalisent et des investissements à réaliser pour mettre en sécurité les sites. Et malgré la faiblesse de ces sanctions, les préfets les appliquent avec la plus grande modération, créant un climat d’impunité chez les industriels. On pense au sketch de Coluche : « Au bout de 30 avertissements, on peut avoir un blâme ! Et au bout de 30 blâmes, on passe devant un conseil de discipline et on peut être rétrogradé. » Sauf qu’ici, il n’y a même pas de rétrogradation…

Il serait urgent de tirer les leçons du nucléaire et de créer une instance indépendante à l’image de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) qui a obligé EDF à mettre à l’arrêt ses réacteurs après que des fissures de corrosion aient été détectées dans les circuits de sécurité.

Mais concernant le cas de Rouen ce qui est le plus choquant c’est le déni dont l’État français a fait preuve. Déni qui traduit un profond mépris pour les citoyennes et les citoyens.

Non seulement aucun enseignement ne semble avoir été tiré de la catastrophe de Lubrizol, mais aucun suivi épidémiologique n’a été mis en place en direction de la population qui a été exposée au panache de fumée et à ses retombées.

L’État français s’est contenté de constater l’absence d’hospitalisation dans les urgences et d’un questionnaire auprès de la population (sic).

Ne manque qu’un numéro vert…

Pourtant la ministre de la Santé elle-même avait déclaré que la ville était polluée et reconnu la nécessité de mettre en place un registre sanitaire qui aurait permis aux médecins généralistes de détecter le plus tôt possible le développement d’éventuels cancers.

Le plus choquant est la volonté manifeste de l’État de faire disparaître les preuves comme l’illustre le reportage « d’Envoyé spécial » sur France TV avec un rapport concluant à l’absence d’impact établi un mois avant les prélèvements des échantillons sur le terrain. Le plus terrifiant est le traitement de l’amiante qui n’aurait pas été détectée alors que les journalistes en avaient identifié sans aucune difficulté par leurs propres moyens sans oublier le travail de lanceur d’alerte de « l’Association des Sinistrés de Lubrizol ».

La litanie des incuries de notre Gouvernement serait encore longue… mais ce qui m’inquiète le plus est son absence d’anticipation manifeste face à l’aggravation de ces risques en lien avec le dérèglement climatique.

Nous savons maintenant que nous allons être confrontés à des sécheresses de plus en plus fréquentes qui vont menacer les systèmes de refroidissement de nos centrales. Dans le même temps, le niveau général des eaux va monter et les inondations vont être de plus en plus fréquentes alors que de très nombreux sites industriels à risques sont situés le long des fleuves, comme à Rouen.

Pourtant l’État ne semble pas prendre la mesure de la gravité de la situation, ou plus probablement renonce face à l’ampleur des investissements à réaliser et à la peur de la délocalisation des sites industriels dans des pays à la réglementation moins contraignante.

C’est bien sûr une faute à l’égard des citoyen.nes, mais c’est également une grave erreur d’analyse au moment où l’Europe commence à mettre en place une réglementation environnementale pour lutter contre la délocalisation climatique avec la fiscalité carbone aux frontières.

Des normes exigeantes, des conditions de travail élevés, la sécurité des sites et des process industriels sont les alliés d’une économie performante et orientée vers les innovations dont nous avons besoins dans les temps qui viennent.

Face à l’aspiration de nos concitoyen.nes à plus de transparence, de sécurité et d’équité le Gouvernement français opte pour une capitulation en rase campagne face aux intérêts industriels à courte vue comme il l’a récemment illustré à Rouen en autorisant la réouverture de l’usine Lubrizol.

Face à cette incurie, dans ce domaine, l’Europe demeure une alliée de l’intérêt général. Mais elle doit maintenir son niveau d’exigence. En mettant à jour des standards de haut niveau pour la sécurité de son parc industriel et en actualisant au plus vite la directive REACH qui vise à réguler l’usage des molécules chimiques de synthèse.

Et la France doit se donner les moyens de faire respecter la Loi et les réglementations en s’appuyant sur des services de l’État à la hauteur en nombre de personnels et en niveau d’exigence ; sur la Démocratie sociale dans les entreprises ; sur le respect du droit du travail et sur la transparence avec les citoyennes, les citoyens, les ONG et les associations.

Précédent
Précédent

Dégradation de la ressource en eau : Macron à la manœuvre

Suivant
Suivant

Ferme de Bonsecours : mobilisation citoyenne pour préserver la (les) Terre(s)…