« Sur le travail, Roussel fait du Ruffin mal dégrossi »

A l’occasion de la sortie de son livre, Ce que nous sommes. Repères écologistes, David Cormand a répondu aux questions de Lucie Alexandre, Rémy Dodet et Rémi Noyon pour L’Obs. Il a notamment déploré les attaques du communiste Fabien Roussel contre « la gauche des allocs ».

Où vont les écologistes ? A quoi servent-ils ? Comment peuvent-ils tordre le cou aux caricatures ? C'est à ces questions que le député européen David Cormand, ex-patron d'Europe Ecologie-les Verts, tente de répondre dans un essai didactique, « Ce que nous sommes » (Les Petits Matins), paru fin août. Interview.

A la Fête de l'Huma ce week-end, le chef du Parti communiste, Fabien Rous- sel, a déclenché un vif débat en disant préférer une « gauche du travail » à une « gauche des allocs ». Vous êtes-vous senti visé ?

Ah non, pas du tout... A mon avis, il y a dans cette sortie un contresens historique majeur que ne devrait pas faire le patron du Parti communiste français. Je ne suis pas un marxiste mais je crois quand même à la lutte des classes. Dans la construction de la classe ouvrière, dans la lutte pour établir un rapport de force avec le capital, il y a eu de nombreuses conquêtes sociales : les cotisations sociales, la retraite, l'assurance chômage, la Sécurité sociale. Les allocations en font partie. Comme Fabien Roussel a quand même fait l'école de Moscou, c'est un choix tactique. Que révèle ce choix ? En intériorisant ce que la droite essaie de mettre dans le crâne des gens depuis des années, il considère que cette bataille est perdue. Le PCF est réduit à tenter une triangulation sur le terrain de la droite pour se refaire une santé. C'est une fausse route, et même une faute tout court.

N'y a-t-il pas deux visions du travail à gauche ?

Quand on est écologiste, on ne croit pas que le travail émancipe par nature. Au contraire, historiquement, c'est un labeur. Le sens du progrès social, c'est de libérer l'humain du labeur du travail. Ça ne veut pas dire ne plus travailler. Si on pense que le travail a véritablement de la valeur, alors il doit être utilisé avec parcimonie. Nous, les écologistes, sommes pour le partage du travail, le droit à la paresse et pour un revenu universel. Pourquoi le défend-on ? A l'époque industrielle, le patron avait quand même besoin de la force de travail de l'ouvrier, un rapport de force était possible. Aujourd'hui, nous assistons à une raréfaction du travail. Le capital réussit à se renforcer sans utiliser la force de travail. C'est l'agriculture sans paysans, les usines sans ouvriers, le commerce sans commerçants, les services publics sans agents... Le revenu universel permettrait de réinstaurer un rapport de force. La droite nous répond : « On ne va pas payer les gens à ne rien faire. » Mais il y a plein de gens qui sont payés à ne rien faire : les rentiers par exemple. Le revenu universel, c'est le partage de la rente.

Avec la guerre en Ukraine, l'inflation, la crise climatique, le moment est plutôt celui « du sang et des larmes ». Politiquement, ce discours n'est-il pas un peu dur à porter ?

Bien sûr, ça n'est pas simple. Nous avons une bataille culturelle à mener. Evidemment, le revenu universel ne peut pas être mis en oeuvre demain, c'est une perspective à défendre.

C'est quoi la « valeur travail » version écolo ?

Notre valeur travail, c'est justement ne pas trop travailler. C'est avoir conscience que le travail est une valeur qu'il faut donc protéger et partager. Quand on est écologiste, on interroge l'utilité sociale et environnementale de la production, le sens qu'on lui donne. Le travail à tout prix, pour produire des engrais chimiques, pour fabriquer des armes, c'est non. Il y a une question politique à poser : à quoi sert le travail ? En soi, tout seul, le travail, comme l'innovation, ne veut rien dire.

Fabien Roussel n’est pas le seul à cliver sur cette question. Le député insoumis François Ruffin appelle lui aussi la gauche à davantage parler aux Français qui travaillent...

Je fais une distinction. Roussel fait du Ruffin mal dégrossi. François Ruffin essaie de récupérer le mot d'« assistés ». Il a constaté que la droite avait volé ce mot à la gauche pour stigmatiser les plus pauvres. Dans l'esprit des révolutionnaires de 1789, l'assisté, c'est le rentier, la bourgeoisie, et surtout la noblesse. Chez Fabien Roussel, il y a de la confusion. Chez François Ruffin, il y a la tentation, la tentative en tout cas, de construire une nouvelle ligne de clivage.

Les deux disent une chose, plus ou moins franchement : la gauche a abandonné les électeurs de la France rurale et périphérique au Rassemblement national. Est-ce aussi votre avis ?

Selon moi, la gauche a perdu ces électeurs parce que son modèle reposait sur une promesse intenable. La gauche productiviste a pensé qu'il fallait partager l'abondance de façon équitable. Or l'abondance est un mythe, et la promesse se transforme en pénurie. C'est pour cette raison que la social-démocratie a échoué et qu'aujourd'hui, les communistes se retrouvent à tenter des triangulations merdiques. En réponse, l'écologie doit formuler un autre contrat social. On doit passer de la promesse d'une répartition juste de l'abondance à celle d'une sobriété juste. Effectivement, c'est contre-intuitif, mais c'est à mon sens la seule promesse tenable et juste socialement. Lors des Trente Glorieuses, ce discours écologiste était difficilement audible car les classes populaires voyaient leur niveau de vie s'améliorer. Aujourd'hui, elles se retrouvent piégées et basculent vers la précarité. Au fond, c'est ce que nous ont dit les « gilets jaunes ».

Dans votre livre, vous les décrivez comme de fervents écologistes. Est-ce si sûr ? Dans les urnes, ça ne s'est pas vrai- ment vérifié.

Une classe écolo doit prendre con- science d'elle-même. Les « gilets jaunes » sont des écolos qui n'ont pas pris conscience du fait qu'ils l'étaient. Ils ont un intérêt objectif à être écologistes. C'est le modèle qui va les aider à ne plus être prisonniers d'un emploi, d'un territoire, ou de dépenses imposées intenables. Comme le dit Bruno Latour, l'écologie doit nous permettre de reprendre le contrôle sur ce dont dépend notre subsistance.

Le philosophe Bruno Latour, dont vous parlez, a eu des mots assez durs envers les Verts. Il estime notamment que le « travail idéologique effectué par les partis écolos n'est pas assez profond » ...

C'est l'enjeu qui est le nôtre. Les Verts n'ont pas été créés en 1984 pour conquérir le pouvoir mais pour être des lanceurs d'alerte. Au fil du temps, nous avons intégré des coalitions, nous sommes devenus adjoints aux espaces verts, à la cantine... Quand on était très forts, on avait les transports collectifs. Maintenant, il est temps de devenir une écologie majoritaire qui assume d'exercer le pouvoir. Pour y parvenir, nous devons devenir un vrai parti politique. Le peuple de l'écologie existe déjà (les Amap, l'économie collaborative, l'économie sociale et solidaire...) mais il ne nous voit pas encore comme un débouché politique.

Pourquoi ça n'a pas marché dans cette campagne présidentielle ?

Il y a eu une erreur de ligne pendant cette campagne. Je ne remets pas en question les personnes mais les discours que nous avons tenus collectivement. Les deux récits portés par les finalistes de la primaire, Yannick Jadot et Sandrine Rousseau, ont donné à voir une écologie minoritaire.

C'est-à-dire ?

Le récit du candidat a consisté à dire : « Je vais vous rassurer sur l'écologie. » En résumé : votez pour moi, n'ayez pas peur, ça va bien se passer. C'est une manière d'admettre que l'écologie, il faut s'en méfier...

Yannick Jadot aurait fait peur aux gens en leur disant : « N'ayez pas peur » ?

Il l'a fait de bonne foi et je comprends sa motivation. Son objectif était de rassem- bler. Pour ça, il voulait à tout prix éviter de cliver. L'impression donnée est qu'on n'y croyait pas vraiment. Quand on dit qu'on va devoir faire basculer la société - changer la production, la consomma- tion, notre façon de travailler, notre rap- port au vivant -, il ne faut pas le faire à moitié, il faut le dire vraiment. Sinon, ça paraît inconséquent. Les électeurs se de- mandent : sont-ils sincères, sont-ils sûrs d'eux ?

Il y avait un récit parallèle, celui de San- drine Rousseau ?

C'est l'écologie d’avant-garde. D'ailleurs, elle le théorise quand elle dit : « J'ai mis des mots dans le débat. » C'est très bien mais c'est une façon de dire : notre rôle est de faire émerger des thèmes dans la discussion. Vouloir rassurer ou peser sur le débat ne suffit pas. Convaincre que nous sommes prêts à gouverner, ce n'est pas tout à fait la même chose. Quand on donne à voir une écologie qui se vit elle-même comme minoritaire, à une présidentielle qui est l'élection du pouvoir par excellence, c'est très compliqué de gagner.

Barbecue, chasse... Sandrine Rousseau continue de faire le buzz et d'exister dans le débat, quitte à crisper. Est-elle utile ou contre-productive pour le camp de l'écologie politique ?

Elle fait figure de lanceur d'alerte sur certaines causes. Ce rôle d'avant-garde a toujours été celui de notre mouvement. Mais ce qu'elle dit et la façon dont elle le dit n'a sans doute pas vocation à être le récit dominant de l'écologie politique en France. Cela ne peut pas être le seul discours par lequel on s'adresse à la société. Ce qu'elle dit est-il important ? Oui. Cela nous fait-il gagner des voix ? Je ne pense pas. Reste que la bataille culturelle est essentielle. Regardez la conférence de presse du PSG où il est question de leur transport en jets privés. Les rires de Kylian Mbappé et Christophe Galtier ont provoqué l'indignation de façon assez large alors que cela n'aurait pas été le cas il y a encore quelques mois. Le seul piège de la rhétorique adoptée par Sandrine Rousseau, c'est qu'elle arrange l'extrême droite, qui choisit de se construire en miroir.

Lors de la présidentielle, c'est un autre candidat, Jean-Luc Mélenchon, qui a réussi à convaincre la génération climat. Mais selon vous, il n'est toujours pas assez écolo...

Il a très bien intégré le discours écologiste, c'est vrai. Mais vous remarquerez que l'écologie était moins présente pendant la campagne des législatives. En cela, il reste un vrai socialiste : plus il se rapproche du pouvoir, plus il perd en radicalité. Je pense qu'il est en partie convaincu, mais il y a un surmoi marxiste qui demeure. Sur la guerre en Ukraine, il ne se projette pas dans un scénario de sobriété. La seule question qu'il veut trancher, c'est : doit-on se passer plutôt du gaz russe ou du gaz américain ?

Aujourd'hui, Emmanuel Macron parle de « sobriété », de « la fin de l'abondance ». Avez-vous le sentiment qu'il vous vole vos mots ?

C'est l'exemple typique de quelqu'un qui déplore les effets de ce dont il chérit les causes. Dans notre imaginaire collectif, l'abondance est pensée comme le corollaire de la liberté et de la démocratie tandis que la sobriété est associée aux tickets de rationnement, à la guerre et à la dictature. En réalité, le rationnement existe déjà pour ceux qui n'ont plus les moyens. La promesse initiale de l'abondance accessible à tous n'est plus tenable. Aujourd'hui, il y a des pistes très concrètes pour aller vers la sobriété énergétique dans un esprit de justice sociale. D'abord, on ne verse plus un centime de l'Etat pour financer les projets autoroutiers, au profit du développe- ment des transports en commun. On lance immédiatement un grand chantier pour la rénovation thermique de 20 % des logements. C'est l'Etat qui avance les fonds et qui les récupère sur la vente des biens. Evidemment, on oblige les propriétaires à faire les travaux, mais ils n'ont pas à les financer. On aurait déjà dû faire ça, il y a quinze ans...


Cet article est paru dans L'Obs (site web).

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