« Il faut marteler que les écologistes ont raison sur le diagnostic et sur les solutions »

Sur quels « repères » politiques les Verts doivent-ils s’appuyer pour espérer un jour accéder au pouvoir ? A l’occasion de la sortie de son livre Ce que nous sommes. Repères écologistes (Ed. Les Petits matins), un guide en forme de réflexion sur « le sens et l’avenir » des combats écologistes, le député européen David Cormand s’est entretenu avec Pablo Maillé du magazine Usbek & Rica.

La cartographie est décidément une discipline qui passionne les écologistes – ses théoriciens comme ses praticiens. Après les très populaires essais Où atterrir ? et Où suis-je ? du philosophe Bruno Latour, décédé dans la nuit du 8 au 9 octobre derniers, voilà que le député européen David Cormand publie aux éditions Les petits matins un guide en forme de réflexion sur « le sens et l’avenir » des combats écologistes, intitulé Ce que nous sommes et doublé du sous-titre Repères écologistes. Un tableau fouillé qui puise « aux fondamentaux philosophiques et politiques de l’écologie », tout en offrant une voie « étroite mais praticable pour sortir par le haut du moment populiste ». À quelles conditions ? Avec quels alliés et en suivant quelles lignes ? Éléments de réponse avec l’ancien secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV).

Usbek & Rica : Votre livre s’ouvre sur la description d’une photographie représentant un embouteillage au sommet de l’Everest. Que représente pour vous cette image ?

David Cormand : Cette photo symbolise pour moi l’usage du monde, notre usage du monde en tant que civilisation humaine. Elle représente une forme d’accaparement, d’envahissement et de consumérisme de plus en plus poussé. Même sur le sommet de l’Everest, c’est-à-dire l’un des endroits sur Terre les moins accessibles et les plus hostiles à la vie, on se retrouve à devoir faire la queue ! Même là-bas, nous ne sommes plus dans un rapport d’exploration et de découverte mais de business : il faut être sur l’Everest pour repousser ses propres limites ou pouvoir dire « J’y étais ». C’est une image choc, qui donne à voir nos excès. Mais elle peut aussi être utile parce que, pour beaucoup de gens, la prise de conscience écologique vient d’une sorte de choc face aux images qui donnent à voir ces « externalités négatives » liées à notre modèle de civilisation.

Ceci étant dit, c’est une image parmi d’autres. Il y a quelques années, l’image d’un méga-bateau de croisière percutant un quai à Venise m’avait aussi beaucoup marqué. Ces images représentent une forme d’absurdité et suscitent en même temps une sorte de peur, de frayeur. On se demande jusqu’où on va aller dans notre rapport hostile à l’environnement.

« L’apprentissage des limites, c’est à la fois la leçon à tirer de nos crimes passés et un nouvel imaginaire à poser pour le futur », écrivez-vous. Mais cet imaginaire n’est-il pas déjà en train de s’imposer à nous de façon brutale dans le contexte de guerre et de crise énergétique que nous connaissons ? Quel espace et quel temps reste-t-il vraiment pour « poser » cet imaginaire ?

Ces limites sont certes en train de s’imposer à nous, mais on continue à faire comme si elles n’existaient pas. Du fait des logiques du colonialisme – qui datent du pré-colonialisme et qui continuent aujourd’hui avec le post-colonialisme – nous nous croyons encore, en tant qu’Occidentaux, dans une forme d’abondance. Or cette abondance repose en très grande partie sur des ressources, des biens et des exploitations – y compris humaines – qui sont situés à l’extérieur de nos limites géographiques. Cet imaginaire a longtemps été perçu comme un « progrès », alors même que celui-ci reposait sur l’accaparement : tant qu’il y avait des continents et des territoires à conquérir, on se disait qu’il fallait forcément les exploiter.

« Toutes les circonstances sont réunies pour passer d’une géopolitique extractiviste à une géopolitique du climat qui serait authentiquement pacifiste »

David Cormand, député européen EELV

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Aujourd’hui, quand Emmanuel Macron proclame la « fin de l’abondance », il pose un diagnostic sans en tirer aucune conclusion en termes d’actes. Or il ne suffit pas de dire que c’est la fin de l’abondance pour que le problème soit résolu. On peut presque voir ça comme un alibi pour ne pas en tenir compte, justement… C’est particulièrement frustrant parce que dans le contexte de guerre que nous connaissons, toutes les circonstances sont réunies pour passer d’une géopolitique extractiviste à une géopolitique du climat qui serait authentiquement pacifiste, qui nous permettrait de repenser notre relation au monde et notre relation au monde vivant. Cela nous ferait « atterrir », comme dirait Bruno Latour.

Selon vous, cet atterrissage passe par une « redéfinition du progrès », expression qui figure d’ailleurs en titre de l’un de vos chapitres. Mais n’est-il pas illusoire de vouloir détacher le progrès de l’idéal productiviste auquel il a si longtemps été lié ?

Je voulais que mon livre serve à déconstruire un certain nombre de reproches et de procès de plus ou moins bonne foi que l’on fait aux écologistes. L’un de ces procès consiste à dire que les écologistes auraient un problème avec « le progrès ». Or je crois qu’il faut distinguer l’innovation du progrès. Une innovation n’a, en soi, ni vocation à être positive, ni vocation à être négative. Elle n’a pas de qualification morale, elle reste une innovation scientifique. Elle peut être bonne dans l’absolu, mauvaise dans l’absolu, bonne ou mauvaise selon l’usage qu’on en fait… C’est le débat démocratique, c’est-à-dire la lecture et l’usage qu’on en fait dans une société démocratique, qui doit déterminer si elle constitue un progrès pour l’intérêt collectif. Les écologistes ont depuis toujours ce souci de s’approprier les innovations sans jamais décréter qu’elles sont bonnes par nature. Notre doctrine consiste à dire que toute innovation n’est pas nécessairement un progrès. C’est aussi simple que ça.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les écologistes sont depuis longtemps opposés au nucléaire. Au milieu du XXe siècle, l’être humain a inventé pour la première fois un outil qui porte en lui la possibilité, sinon de la destruction de la vie sur la Terre, du moins de sa fragilisation radicale et rapide. Depuis ce moment très précis de l’Histoire, il est absolument clair que la question que tout un chacun doit se poser à chaque innovation n’est plus « Est-ce qu’on sait le faire ? » mais « Est-ce qu’on doit le faire ? » La difficulté est que nous sommes aujourd’hui dans un contexte où une nouvelle forme d’obscurantisme s’additionne aux obscurantismes religieux plus classiques : la croyance absolue dans la science comme solution à tous nos problèmes.

« La science doit éclairer le débat, éclairer nos connaissances, mais c’est toujours à la démocratie de trancher »

David Cormand, député européen EELV

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Sur la question du nucléaire, par exemple, il y a pour moi une forme de nouvelle croyance aveugle et de plus en plus répandue envers « la science », qui se trouve instrumentalisée de façon techniciste. Or la science doit éclairer le débat, éclairer nos connaissances, mais c’est toujours à la démocratie de trancher ! Même chose avec le numérique : il y a aujourd’hui une appropriation d’un pouvoir scientifique colossal qui échappe en très grande partie au contrôle démocratique. Ce qui est présenté comme le symbole absolu de la réussite, de la modernité et de l’innovation entraîne en réalité un recul de nos droits fondamentaux, un recul du droit du travail et d’énormes problèmes écologiques. Toutes ces questions doivent être interrogées. C’est d’ailleurs précisément pour cela que nous travaillons beaucoup sur ce sujet avec les Verts au Parlement européen. 

Le débat sur la « valeur travail » a beaucoup agité votre famille politique ces dernières semaines. Pour vous, les écologistes sont la famille politique « la plus cohérente sur la valeur du travail dans la société, puisqu’ils sont les derniers à vouloir à la fois le revaloriser et le remettre à sa juste place ». Que voulez-vous dire par là ?

Actuellement, toutes les forces politiques, qu’elles soient conservatrices ou « progressistes », sont encore dans une logique productiviste, c’est-à-dire d’augmentation de la production. Elles ont dans leur ADN le dépassement perpétuel des limites. En tant qu’écologistes, on fait plus que questionner le productivisme ; on le remet en question. Cela veut dire que nous souhaitons sortir de l’idée qu’il faudrait travailler pour produire à tout prix. C’est d’autant plus vrai à notre époque, où des gains de productivité énormes ont été acquis grâce à l’automatisation de certaines tâches. Si on répartissait équitablement le travail par rapport au nombre d’êtres humains adultes sur Terre pour produire ce dont on a besoin pour vivre dignement (logement, éducation, nourriture…), nous ne serions pas du tout dans la même situation.

Paradoxalement, les gens qui prétendent aujourd’hui « défendre la valeur travail » fragilisent le droit du travail, plaident pour un affaiblissement des normes protégeant les travailleurs et les travailleuses, et se refusent à augmenter les salaires. Il y a donc une logique civilisationnelle à revoir notre rapport au travail. La logique commande de réduire le temps de travail global au sens classique du terme – c’est-à-dire de travail obligatoire qui génère un revenu -, mais surtout de découpler les revenus du travail. Bien sûr, tout travail mérite salaire, mais on peut aussi imaginer une société où les gains de productivité générés par la technologie et la mécanisation, au lieu d’être accaparés par les rentiers, seraient mutualisés au profit de l’ensemble de la société.

Remettre le travail à sa juste place, c’est donc faire en sorte que toute activité économique soit analysée non pas en fonction du marché disponible mais au nom de l’intérêt social et environnemental de la production. En tant qu’écologistes, nous disons qu’il faut d’abord définir démocratiquement nos besoins réels et, en fonction de ces derniers, répartir la charge de travail nécessaire pour y répondre de façon équitable, avec une forme d’égalité de salaire. Cela passe aussi par une revalorisation de toutes les activités situées hors du cadre salarial classique, comme le travail domestique. C’est ici que la notion de droit à la paresse doit également entrer en ligne de compte. Aujourd’hui, une toute petite partie de gens ont droit à cette oisiveté avec une reconnaissance sociale positive – par exemple des stars qui se mettent en scène en train de faire du jet-ski. Or on doit pouvoir répartir cela plus équitablement. C’est un choix politique.

Avec le recul, comment expliquez-vous l’échec de votre parti à la présidentielle de 2022 ?

Il y a eu des causes à la fois structurelles et conjoncturelles, et à la fois internes et externes. D’abord, il faut comprendre que l’écologie politique s’est structurée dans les années 1970 et 1980 non pas pour accéder au pouvoir comme les autres partis, ni pour mobiliser les masses ouvrières comme la LCR [Ligue communiste révolutionnaire, ndlr] mais pour jouer un rôle de lanceur d’alerte. Quelques années après le rapport Meadows et le premier choc pétrolier, l’écologie était encore dans un moment de prise de conscience. L’objectif était de faire comprendre aux gens les enjeux, et éventuellement d’influencer ceux qui étaient au pouvoir. L’écologie a donc toujours eu un rapport ambigu au pouvoir et à la conquête du pouvoir. Dans notre ADN, s’organiser en tant que collectif militant solidaire qui tient ensemble dans un objectif commun de conquête du pouvoir ne va pas de soi. C’est seulement depuis cinq ou dix ans qu’on a commencé à se dire : « Oui, on peut exercer le pouvoir ». Avec une première étape décisive au moment des municipales de 2020, où on a réussi à l’emporter à Lyon, Strasbourg, Annecy, etc.

Après, il y a aussi eu des raisons internes à cet échec, liées à notre tonalité de campagne. Le récit « rassurant » qu’on a essayé de porter sur l’écologie n’a pas fonctionné du tout. En gros, le message qu’on faisait passer aux gens, c’était : « Choisissez l’écologie mais rassurez-vous, ça va bien se passer quand même ! » Ce message, les gens l’ont entendu comme une forme d’incertitude, comme si nous n’assumions pas totalement notre proposition. Or selon moi, il ne faut jamais faire de « l’écologie mais », il faut toujours faire de l’écologie LA solution, un point c’est tout. Pour en finir avec ce surmoi minoritaire qui nous rattrape encore trop souvent, il faut marteler qu’on a raison sur le diagnostic et sur les solutions. Sans verser non plus, comme l’a fait l’autre candidate issue de la primaire, Sandrine Rousseau, dans un registre du type « Je suis là pour mettre des débats dans la société parce que si je ne suis pas là ils n’y seront pas ». Ça, c’est une sorte de retour à l’écologie du passé, dont l’objectif était de mettre des mots nouveaux dans le débat. Cette mission est toujours essentielle, évidemment, mais notre objet social prioritaire doit désormais être de prouver qu’on peut exercer le pouvoir.

« Les faits scientifiques ne suffisent pas en eux-mêmes pour produire un récit mobilisateur »

David Cormand, député européen EELV

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En résumé, cette conjonction de facteurs a fait qu’on n’a pas réussi à prouver au public notre capacité à exercer le pouvoir. Le tout dans un contexte externe de crises qui fait inévitablement monter des thématiques et des pulsions réactionnaires, mais aussi dans un contexte franco-français qui a renforcé le « triangle des bermudes » Macron-Le Pen-Mélenchon de 2017, que nous n’avons pas réussi à contourner.

Selon vous, la victoire des Verts passera surtout par la construction d’un « peuple de l’écologie ».

Oui. Les faits scientifiques ne suffisent pas en eux-mêmes pour produire un récit mobilisateur. C’est là que la question d’un peuple de l’écologie prenant conscience de lui-même doit intervenir. Cette mission n’est d’ailleurs pas originale du tout, c’est la grande mission politique de chaque force politique qui veut accéder au pouvoir : quel est son peuple ? À qui parle-t-elle ? À qui s’adresse-t-elle ? Dans le contexte actuel, la lutte des classes au sens marxiste du terme ne suffit plus. Il faut faire apparaître toutes les conflictualités liées à toutes les formes d’exploitation, y compris les écocides. En tant que force politique, nous avons toujours su désigner nos adversaires (les lobbys, les grandes entreprises, les bateaux de pêche…), mais plus rarement nos alliés. On explique souvent aux gens qu’ils risquent d’être perdants avec les autres propositions, mais plus rarement pourquoi ils pourraient sortir gagnants de notre proposition. Cela doit être notre mission prioritaire. Nous devons achever notre mue de parti de lanceurs d’alerte en parti à vocation majoritaire.


L’interview complète est disponible en ligne sur le site d’Usbek & Rica.

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