American way of death
Qui trempe sa plume à l’encre de l’instant prend le risque que le temps qui court le démente. Au moment où j’écris ces lignes, tout a été dit sur la pandémie du coronavirus.
Et pourtant, nos sociétés semblent toujours aussi dépourvues, tétanisées par une crise gigogne dont les différentes dimensions s’entrelacent sans fin.
Rappel des faits : un virus d’origine zoonotique - dont la mutation le rendant transmissible à l’Homme pourrait être liée aux élevages industriels - a déclenché une pandémie planétaire, laquelle a dans un premier temps fini par mettre les économies à l’arrêt et les démocraties à l’épreuve. La première vague fut d’une violence inouïe et révéla des fragilités insoupçonnées.
Prenons le cas des États-Unis d’Amérique. Hollywood, en régnant sur le soft power planétaire, nous enjoignait de considérer les USA comme la plus forte des nations, le point de référence culturel économique et politique des sociétés prétendument « modernes » et « performantes ». Qui contestait cette vision était taxé d’anti-américanisme. Désormais la fable de la supériorité du modèle américain s’achève. Le Coronavirus raconte autre chose. Il dit la vérité d’un colosse aux pieds d’argile, incapable de protéger les siens. Il dit, les injustices sociales héritées d’une longue histoire de racisme et de ségrégations.
Il dit la faiblesse d’un système de santé basé sur une logique individualiste.
Il dit aussi l’incrédulité d’une foule qui ne croit plus en rien d’autres que dans ses propres angoisses gavée aux infox, au point que toute mesure de distanciation sociale lui apparait une concession au système.
Le Coronavirus est le témoin et le révélateur du fait que les États-Unis sont en voie d’effondrement. Les experts en géopolitique me démentiront et multiplieront les arguments sur la puissance maintenue de l’oncle Sam. Ils n’auront pas tort. Mais je gage cependant que cette puissance est une puissance morte, à la manière de ces étoiles dont la lumière nous parvient encore longtemps après qu’elles aient cessé d’émettre.
La prise du capitole par les soutiens de Donald Trump produit une image aussi importante que la chute du mur de Berlin : au-delà du spectaculaire, elle narre un monde vacillant.
La promesse de la première campagne de Donald Trump, « Make America Great Again » apparaissait pour des millions d’électrices et d’électeurs comme une garantie de lutte contre le déclin collectif et le déclassement individuel. Elle flattait à dessein le fantasme nostalgique d’un passé glorieux, dopé à la promesse folle d’une société de consommation sans limites.
Si 74 millions de voix se sont à nouveau porté vers lui c’est qu’il apparaissait comme le défenseur le plus acharné de l’American way of life. De ce point découle que l’une des premières décision de l’administration Trump fût de sortir de l’accord de Paris, renouant ainsi avec l’affirmation de Bush père lors de la conférence de Rio en 1992 : « le mode de vie des américains n’est pas négociable ». Au cœur du trumpisme prospère en effet le refus d’admettre les dérèglements climatiques, et pire encore le refus d’essayer d’adapter en quoi que ce soit les politiques publiques aux impératifs écologiques.
On peut accuser Trump de cynisme, mais à sa manière, il est lucide et cohérent. Car du point de vue écologique, c’est bien tout le modèle qui a conduit à la prospérité américaine qui est en cause. Ce n’est pas un hasard si, d’une certaine manière, le mouvement environnemental moderne est née aux États-Unis avec le livre de référence de Rachel Carson, « Printemps silencieux » qui, déjà au début des années 1960, décrivait et documentait, au grand dam des lobbies de la chimie, les graves atteintes causées par les pesticides qu’elle suggéra d’appeler les biocides. Déjà Carson appelait de fait à une remise en question du primat donné à l’économie sur la préservation de la nature. Déjà elle demandait de fixer des limites à la destruction du vivant. J’observe au passage que, déjà, c’est une femme qui sonnait l’alarme avec le plus de force. Près de soixante années se sont écoulées. Que nous enseigne la crise climatique ? Que l’extractivisme n’est plus possible : la course aux fossiles est mortifère à moyen terme. Mais il se trouve que depuis l’origine, le pétrole est le sang de l’Amérique. Y renoncer c’est se condamner à devoir se réinventer. Voilà pourquoi le Trumpisme et sa promesse de restauration ne pouvait être que climato-sceptiques pour pouvoir garantir à l’Amérique une vie éternelle.
Je reviendrai dans une prochaine note de blog sur les enjeux qui attendent l’administration Biden. Pour l’heure, je veux souligner ceci : les soubassements géologiques et géographiques de la culture américaine sont aujourd’hui remis en lumière par l’acuité de la crise écologique. Le mythe de la nouvelle frontière a vécu. Une histoire environnementales des USA démontrerait que le génocide des indiens par les colons est le résultat direct de la pulsion expansionniste du vieux continent. Et que ce génocide a aussi ouvert la voie à un écocide de longue haleine. Aux USA plus qu’ailleurs, la violence a été l’accoucheuse de l’Histoire. Expropriation, pillages systématiques, assassinats, ont permis de s’accaparer les terres et les ressources naturelles. Au terme de cette prédation, on parquera les indiens dans les réserves, et on sanctuarisera quelques grands parcs naturels, pour mieux exploiter et détruire la nature partout ailleurs. Au fond deux Amériques se sont toujours affrontées : en relisant Thoreau, amoureux de la nature, poète contemplatif et abolitionniste convaincu, on mesure mieux que les racines du schisme du Capitole sont profondes.
La violence constitutive des USA, niche aussi au cœur de la question raciale : le crime contre l’humanité constitué par la traite transatlantique et l’asservissement dans les champs de coton a fondé l’ordre social racialiste avec lequel les USA se débattent encore. Le mouvement Black Lives Matters est l’héritier du mouvement des droits civiques qui demandait d’un même tenant l’égalité des droits démocratiques et sociaux. Les leaders noirs défendaient plus que la couleur de leur peau : en se battant pour l’égale dignité de toutes et tous, ils défendaient aussi une certaine idée de la justice en Amérique. Le projet social du révérend Luther King, pour ne citer que lui, était un projet émancipateur pour l’ensemble du peuple américain. Voila ce qui provoqua son assassinat : la potentielle création d’une alliance capable de subvertir le système.
Ne voir dans Black Lives Matters qu’un mouvement antiraciste, c’est s’empêcher de comprendre que la généalogie des violences policières a à voir avec l’injustice sociale qui établit les hiérarchies et fige un ordre social inique. Comme cet ordre social repose par ailleurs sur le désordre écologique, la situation est intenable.
Car cet ordre tue. Et pas seulement avec les balles des policiers. Il tue aussi par les inégalités sociales de santé, comme le montre la cohorte de morts noirs et pauvres de l’épidémie Coronavirus. American way of death. Pour aujourd’hui, je finis par ou j’ai commencé : la pandémie née de la crise écologique du monde tue plus massivement les plus précaires. Sortir réellement du trumpisme nécessite de prendre la mesure de ce que cela signifie : il n’est pas possible de continuer à séparer les enjeux sociaux et environnementaux. Cette mise en garde vaut depuis toujours pour ceux qui n’ont vu, au mieux, dans la question écologique qu’un problème périphérique. Mais elle vaut aussi pour nous autres écologistes qui avons désormais vocation à exercer le pouvoir. Si on veut bien admettre que tout le monde doit tirer des leçons des épreuves que nous traversons, pour notre part nous devons faire émerger sous nos contrées une « écologie d’après », qui, plus encore que nous ne le faisions déjà lie indissolublement résolution de la crise écologique et critique de l’ordre social. C’est un impératif moral. C’est aussi l’une des conditions indépassables de notre accession au pouvoir. Stratégie politique et considérations éthiques convergent donc ici. Que demander de mieux ?