Crise énergétique : l’Europe face à la finitude du monde
Ce vendredi se réunissaient à Bruxelles les ministres de l'énergie pour évoquer la crise énergétique en cours. Comment passer l'hiver ? La question est soudain l'objet de toutes les attentions. S'il faut trouver un seul mérite aux tensions que nous vivons, c'est que les soubassements géologiques et énergétiques — bref, matériels — des questions économiques et sociales ne cessent de se rappeler à nous, démontrant si besoin que les questions écologiques sont vitales. Pas un secteur ne semble devoir échapper à la question de la rareté des ressources, et de la nécessité de réduire la consommation d'énergie.
C'est l'ensemble de notre système social qui est questionné par l'imbrication désormais évidente des questions de la fin du monde et des enjeux de la fin du mois. Un jour on parle des difficultés que certaines écoles auront à se chauffer dans quelques semaines. Un autre jour, ce sont des piscines qui menacent de fermer pour la même raison. On pourrait multiplier les exemples, des plus anecdotiques aux plus déterminants. Cette crise énergétique a des conséquences en cascade qui amènent notamment à interroger l'ordre des priorités, comme hier le Covid est venu interroger la hiérarchie des représentations sur ce qui était essentiel ou superflu. Pourtant, il n'est pas certain que notre regard collectif s'ouvre davantage aux nécessités du changement. Nous n'en sommes qu'aux prémices de la remise en cause des impensés, ou plus exactement des mythes, qui nous ont menés au bord du précipice. Au contraire, l'urgence tétanise les imaginations. Le réflexe le mieux partagé est de croire que la crise est conjoncturelle (ce qui peut paraître vrai si on pense que le rôle joué par le conflit ukrainien est la cause de la situation actuelle, alors qu’elle en est à mon avis l’un des symptômes…), pour évacuer la dimension structurelle des transformations à engager (ce qui est en tout point indispensable). Ni la récession que les plus prudents refusent d'annoncer alors qu'elle semble plus qu'amorcée, ni l'inflation qui prend les ménages à la gorge ne semblent déclencher la prise de conscience salutaire que la « prospérité » occidentale est basée sur un mensonge qui perdure : celui, pour faire vite, de la croissance infinie dans un monde fini.
On parle mesures d'urgence, on élabore des plans B, on cherche des alternatives transitoires, mais sans remonter à la cause de nos maux. Notre dépendance aux énergies fossiles en particulier, et à l’extractivisme en général, s'inscrit dans une histoire longue dont il faut avoir conscience pour saisir que la situation vécue est plus qu'un test de la résilience de nos sociétés. Elle est une exhortation à l'intensité jamais égalée à rompre avec cette consumation du monde que la révolution industrielle a érigé en modèle dit « de développement ». Tentant encore une fois de différer l'indispensable bifurcation de ce modèle, beaucoup misent sur un salut technologique nous dispensant de sortir de l'impasse de la promesse d'infinitude. Ce n'est pas la voie qu'il nous faut défendre. Le monde va en état de crise. Et l'Europe vit donc un moment de vérité. Les questions énergétiques demandent une réponse coordonnée à l'échelle européenne : agir chacun dans son coin n'est pas seulement une absence de solidarité, mais également une promesse d'inefficacité. Si l'Europe existe, c'est maintenant qu'elle doit le prouver. Je ne dis pas que chaque pays est confronté à des difficultés similaires mais qu’il est évident que notre vulnérabilité énergétique commune doit absolument être combattue par des politiques coordonnées.
Mais au delà des aspects techniques, l'Europe qui a longtemps été dopée par l'expansionnisme (il reste à écrire une histoire écologique du colonialisme européen) est-elle capable de faire face à l'idée de la finitude ? Sommes-nous capables de faire le deuil d'illusions séculaires, à l'origine de tant de maux ? Et ceci accompli, pouvons-nous nous inventer un autre destin que celui qui est préfiguré par le règne de la marchandise et la tyrannie de l'instant ? Si ce débat vous semble théorique, il a pourtant des implications politiques directes. Au niveau européen, l'enjeu est celui-ci : faire en sorte que la crise énergétique ne débouche pas, paradoxalement, sur une régression écologique de grande ampleur causée par l'adoption de mesures d'urgence qui sacrifieraient l'avenir en nous enchaînant durablement à des chimères. Cet enjeu nécessite évidemment de prendre en compte à la hauteur qu'il se doit la commotion sociale vécue par des centaines de millions de citoyennes et de citoyens européens fragilisés par la hausse des prix, à commencer par ceux de l'énergie. Ces jours-ci autour des discussions énergétiques, ce n'est pas seulement l'hypothèse d'un sursaut qui est en jeu, mais bel et bien la capacité de l'Union Européenne à démontrer sa capacité de protection face à la conjonction des menaces. Un adage optimiste dit que l'Europe s'est toujours inventée dans les crises. Alors voici venir notre moment de vérité.