Illibéralisme, mode d’emploi.
Rendons à César ce qui appartient à César. L'idée de cette note de blog m'est offerte par la publication cette semaine d'une étude commandée par mes collègues écologistes, Gwendoline Delbos-Corfield (qui a porté il y a peu au parlement une résolution sur le non-respect des valeurs de l'Union par la Hongrie), et Philippe Lamberts. Leur étude concerne un sujet lourd : la capacité de résistance des États européens à la montée de l'illibéralisme. Ici, en l'espèce, c'est la France qui est passée au crible de l'analyse. Avec les succès électoraux persistants de l'extrême droite dont la banalisation ne doit pas masquer la véritable nature, l'idée de voir le Rassemblement National accéder au pouvoir n'est pas une aimable perspective dystopique, mais une hypothèse malheureusement crédible. Gwendoline Delbos-Corfield, qui est l'un des fers de lance du combat écologiste européen pour la démocratie et l'état de droit, a donc choisi de porter le fer de la lucidité dans la plaie de notre indifférence. Qu'elle en soit remerciée.
En effet, comme la France aime donner des leçons à l'Europe et au monde en matière de droits humains, il n'était pas illégitime de se demander si le pays qui se targue d'être une sentinelle infaillible présentait toutes les garanties nécessaires en matière de démocratie. Attention spoiler : les glissements progressifs opérés de longue date au nom de la lutte contre le terrorisme, ou de la récente lutte contre la pandémie entre autres, ont fait reculer la garantie de nos libertés démocratiques. Pour le dire en d'autres termes, nous avons consenti à des reculs qui, pas à pas, ont fragilisé notre vigueur démocratique. Qu'on me comprenne bien : la France n'est pas la Hongrie ce que l'étude est loin d'affirmer. Et j’entends ne pas banaliser les procès en dérive fasciste ou défaut de « républicanisme » qui sont parfois intentés à l’emporte-pièce dans le débat public. Combattre l’extrême-droite et les dangers qu’elle représente ordonne de commencer par ne pas banaliser les alertes. Ceci posé, chacune et chacun doit comprendre qu'aucune nation européenne n'est immunisée contre la tentation autoritaire.
Le malheur illibéral n'arrive pas qu'aux autres. Dès lors, je vous invite à lire l'étude passionnante réalisée sur « la résistance du système juridique français à un potentiel choc autoritaire ». Après avoir exposé les mécanismes récurrents de la dérive autocratique, et analysé les situations hongroise et polonaise au travers notamment de l’emprise progressive sur le pouvoir judiciaire et du contrôle des médias, l’étude se penche en détail sur la France, à la manière des stress-tests, en passant en revue nos institutions, et la place de notre société civile. Si j'insiste sur l'importance de ces enjeux, c'est que personne ne peut dire de quoi demain sera fait en Europe : la contagion illibérale peut continuer à gagner du terrain. Évidemment, chaque nation a sa propre histoire, ses rythmes politiques propres et une identité démocratique singulière. Mais chacun voit bien que la poussée nationale populiste est forte. Sous des atours divers, partout elle vient bousculer le jeu politique établi, se nourrissant de la défiance, du ressentiment, exploitant promptement la moindre crise en désignant ses boucs émissaires classiques, les étrangers, et toutes celles et ceux accusé.e.s de subvertir l'ordre social en en corrompant la morale et l'identité.
Les attaques permanentes envers les droits des personnes LGBTQI+ ou contre le droit des femmes à disposer librement de leur corps s'inscrivent pleinement dans cette stratégie politique d'exacerbation des haines, en désignant à la vindicte commune les supposées « décadentes et décadents ». C'est un bras de fer sur les valeurs, engagé par delà les frontières. Leur force, c'est qu'il font miel et de notre indignation, et de notre silence. Qu'on leur réponde et qu'on défende les droits humains inaliénables et ils ont la preuve que les victimes de leurs discriminations sont défendues par des puissances étrangères ennemies de leur nation. Qu'on se taise, et ils commettent leur forfait dans un silence de plomb. Mais les deux options ne se valent pas. Ni moralement, ni politiquement. Ne rien dire face aux injustices, c'est y consentir, s'en faire les complices honteux, et au fond accepter leur généralisation à l'échelle du continent. Notre vigilance ne peut donc se limiter à des discours vertueux, mais bel et bien prendre la forme d'un soutien actif aux voix étouffées, aux personnes entravées, aux minorités menacées.
Mais qu'on se rappelle aussi que l'arbitraire ne prend pas toujours la forme du spectaculaire. Le plus souvent, il est même le fruit d'un long affaissement des consciences. Pour le saisir, portons le regard sur la situation italienne, où Giorgia Meloni et son mouvement Fratelli d'Italia sont en position de remporter les élections générales. Leur montée en puissance vient certes couronner une stratégie ambigüe : révocation officielle du fascisme, et reprise de ses emblèmes pour en assumer l'héritage. S'ajoute à cela le partenariat actif de la droite Berlusconiste, membre du PPE, avec l’extrême-droite. Mais leur force est surtout le fruit du pourrissement continu depuis plus de trente ans de la vie politique italienne. La crise de confiance est telle que la nouveauté incarnée par Giorgia Meloni lui confère une dynamique incroyable. Toujours l'illibéralisme prospère sur le désenchantement, la peur, en vantant les vertus d'un âge d'or qu'il s'agit de restaurer. Le 25 septembre donc, les urnes parleront en Italie. Mais tendons l'oreille, et ouvrons les yeux. En cas de victoire de Meloni, le résultat risque d'être signifiant bien au-delà des seules frontières italiennes. Il dira aussi, un état de l'Europe et de l'illibéralisme qui grossit en son sein.