De René Dumont à la désertion

Parfois, des mots sont comme des balises dans la nuit. Ils nous indiquent le chemin, et ce faisant, redonnent du courage en nous délestant du poids des hésitations.

Les discours tenus par les « déserteuses et les déserteurs » d'AgroParisTech lors de leur remise de diplôme sont spectaculaires sur la forme et stimulants dans le fond.

Un mot sur le spectacle d'abord.

 

Pourtant inédit, le moment a comme un air de déjà-vu : il ravive notre mémoire hollywoodienne. De La fureur de vivre au Cercle des poètes disparus (auxquels la scène peut faire penser), le cinéma américain a de tout temps aimé représenter les révoltes de la jeunesse. Et la cérémonie des diplômes perturbée est un classique du genre : un moment de bravoure où défiant les us et coutumes du système, des figures juvéniles viennent défier l'ordre établi, en le remettant en cause. Ces cérémonies, donc, se veulent traditionnellement des rites de passage, de l’insouciance adolescente à la rationalité adulte ; mais aussi de l’idéalisme de la jeunesse à la résignation pragmatique aux prétendues lois de la maturité. C’est normalement le moment où l’étudiante ou l’étudiant met en scène son employabilité, son entrée dans le système. C’est pourquoi, détourner ce moment spécifique en happening qui remet précisément en question la « rationalité » du modèle promu par notre système agro-industriel en le décrivant comme ce qu’il est (une aberration écologique, et donc scientifique) a quelque chose de profondément réjouissant.

La théâtralité de la révolte a indisposé certains, par sa photogénie même. Après tout, la société du spectacle a depuis longtemps appris à digérer et recracher toutes les formes de contestation du capitalisme. Et faire le buzz n'est pas une fin en soi. D'autant que parfois on ne sait plus qui récupère qui. La contestation est-elle prise en otage par le spectacle qu'elle utilise pour populariser sa cause ? Ou alors parvient-elle à détourner la soif de divertissement qui est le moteur des réseaux sociaux en orchestrant la viralité de ses idées ? Chacun jugera. Mais pour ma part je me réjouis de l'interpellation paritaire des étudiantes et des étudiants qui ont exposé avec détermination leurs opinions tranchées sur l'agro-industrie en particulier, et le capitalisme en général. 

Il n'y a qu'à écouter les commentaires désolés de la droite et du parti de la chimie et de l’industrialisation de l’agriculture, pour comprendre qu'ils ont visé juste et ont touché un nerf sensible. Au-delà de leur seul choix de vie et de leur refus de participer à ce qu'ils appellent « la guerre au vivant et à la paysannerie » menée par l'agro-industrie, ils dénoncent en effet le cœur de notre modèle de développement indexé sur la recherche permanente du profit maximal et basé sur une prédation sans limite sur le vivant.

On les trouvera excessifs ? Je répondrai qu'il y a urgence. On reprochera à leur discours ses accents millénaristes ? Je répondrai que la catastrophe qu'ils dénoncent est avérée et se déroule déjà sous nos yeux. On tancera leur supposée démagogie ? Je défendrais leur engagement. On tentera de les délégitimer en les qualifiant d’idéologues anti-science ? Je répondrai que leur formation de haut niveau les rend précisément particulièrement crédibles pour savoir ce dont ils parlent et qu’ils dénoncent. J’ajouterai d’ailleurs qu’elles et ils font preuve d’une grande clairvoyance en rappelant que ce que l’on nomme « innovation scientifique » n’est jamais neutre. Car c’est bien le débat démocratique qui doit et peut déterminer ce qu’est un « progrès » pour notre civilisation. De ce point de vue, on ne peut qu’être sensible au fait que ces ingénieur·e·s fraîchement diplômé·e·s ne basculent pas comme d’autres dans la forme d'obscurantisme scientiste qui prétend que « la science » ou la technologie toute-puissante sont les remèdes à la crise écologique qui nous percute. Car la déraison prométhéenne de notre civilisation atteint aujourd’hui son paroxysme, en prétendant « aider la nature » à produire plus tout en préservant l’environnement (sic) au moyen de technologies qui accélèrent en réalité la fuite en avant vers le chaos. Au terme de cette obsession productiviste, de sinistre inspiration, la folie d'un modèle agricole industrialisé à outrance aux détriments de la nature. Au Parlement européen, j'ai vu tous les jours le travail des lobbies qui défendent obstinément un modèle agricole qui contribue à mettre en danger le climat, à polluer les sols et à empoisonner les eaux.

Les élèves qui ont fait entendre leurs voix à rebours de la doxa dominante ont raison de ruer dans les brancards du conformisme. Me revient alors, que René Dumont, fut leur prédécesseur sur les bancs de l'Institut National Agronomique, ancêtre d'AgroParisTech. J'y vois plus qu'un hasard. Leur désertion ne vient pas de nulle part, elle ne s'est pas forgée en un jour. Depuis ses origines, l'écologie politique accorde à la question des moyens de notre subsistance et donc à l'agriculture une place essentielle. Je ne sais si la jeune génération se reconnaîtrait dans les combats de Dumont, qui d'ailleurs était loin d'être parfait. Mais je connais la chaîne longue de la transmission des idées dans le temps. Si l'un, aux cheveux déjà blanchis brandissait hier un verre d'eau, les autres, à la jeunesse encore flamboyante, affirment aujourd’hui un refus. Et oui, leur voix dérange.

Leur critique ne ménage rien ni personne, y compris une partie de celles et ceux qui pensent de bonne foi œuvrer pour le respect de l’environnement. Voilà pourquoi, si je ne partage pas telle ou telle expression, je trouve leur appel stimulant. Mais parce que je prends leur appel au sérieux, je ne le célèbre pas comme une sainte parole. Au contraire, cette parole, politique, libre et forte doit être discutée comme telle. C'est en ce sens que je trouve que leur appel tombe à pic. Parce qu'il ouvre une possibilité de discussion. Alors discutons.

Je ne crois pas que la désertion soit le seul levier pour qui veut changer le monde. Penser que seul le retrait permettra de faire bouger les choses ne me semble pas juste. Il existe une multitude de prises de conscience et autant de moyens d'agir. Je n'ai, il est vrai jamais cru au chemin unique. Et je me méfie et me défie de celles et ceux qui pensent que la pureté de leur engagement se mesure à la vigueur de la dénonciation de l'inaction supposée des autres. Rien de tel ici. Mais ça va mieux en le disant.

Ensuite, je veux rappeler que le « développement durable » désormais fustigé (au passage il faut signaler l'ambiguïté de la mauvaise traduction du sustainable dévelopement) ou la « transition écologique », condamnée parce qu’entretenant l'illusion d'une réforme du capitalisme, ne sont pas des expressions nées dans le cerveau du capital. Elles sont le fruit du combat culturel incessant mené par les écologistes. Mais le cycle de la récupération des idées par le système opère de telle manière, que celui-ci vide les concept de leur sens jusqu'à avoir totalement neutralisé leur charge subversive. Le marketing et la publicité, les cabinets de conseil et les communicants à la solde des pollueurs, utilisent les mots du changement pour camoufler le statu quo avec la complicité de certains responsables politiques. Pourtant, nous ne devons pas être dupes de leur stratégie, et nous-mêmes déprécier les avancées culturelles chèrement arrachées.

Mon dernier point est que, si je loue celles et ceux qui trouvent la force de quitter les chemins du système, je sais que la majorité ne fera pas ce choix. Par fatalisme parfois. Par empêchement souvent. Au delà des ruptures individuelles, salutaires et symboliques, il nous faut donc poursuivre le combat collectif et global qui permettra au plus grand nombre de s'affranchir de l'étau d'un modèle qui endort les consciences, broie les humains, et détruit la nature. La vocation d'une avant-garde n'est pas de s'autoproclamer éclairée, mais bel et bien d’être « éclairante », c’est-à-dire de chercher, en rassemblant le plus largement possible, à créer les conditions d'une transformation irréversible de l'ordre ancien. La sauvegarde écologique ne sera possible qu'à cette seule condition.

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