Des forêts et des Hommes.
Je ne veux pas faire de mes billets du vendredi soir la chronique des désordres planétaires. Mais nos yeux peuvent bien se détourner des vérités qui nous dérangent pour se porter sur d'autres lieux, toujours le fracas du monde nous rattrape. Il s'impose à nous comme un rappel à l'ordre. Je prends donc la plume cette semaine pour vous parler de Bialowieza, village de 3000 habitants, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Le nom ne vous dit rien ? C'est pourtant le théâtre d'un drame qui en dit long sur les impasses européennes. Les flash du stroboscope de l'actualité se succèdent sur nos écrans à un tel rythme qu'un malheur chasse l'autre, mais souvenez-vous : en réponse à la crise migratoire de l’automne dernier, orchestrée par le président biélorusse Alexandre Loukachenko, la Pologne avait décidé de construire un mur anti-migrants.
Nous y sommes. La construction de l’édifice, d’un coût estimé à près de 353 millions d'euros, doit débuter cette semaine à Bialowieza. Et nous avons toutes les raisons de déplorer cette construction. Elle dit que l'Europe n'est pas à la hauteur de sa mission, que nous sommes incapables d'offrir un accueil digne à celles et ceux qui mettent leur vie en danger, dans des conditions dégradantes, pour espérer avoir le droit à une existence plus digne.
Elle est aussi le signe d’une tectonique idéologique et politique qui évolue à une vitesse vertigineuse… Rappelons-nous. Trump. Un mur entre les USA et le Mexique. Et le cortège d’indignations légitimes face à ce projet. « Il est fou. » « Ce ne serait pas possible chez nous. » Comme si les pulsions morbides connaissaient des frontières. Et pourtant, seulement quatre années après, où en sommes-nous ici, en Europe ? A l'acceptation pure et simple de l'inadmissible, et à la résignation face au pire. Désertion en rase campagne sur les valeurs et défaite de la pensée.
Cette situation n'est pas le fruit d'une impuissance mais d'une volonté. L'Union Européenne entend se construire comme une forteresse. Partout sur notre continent, des voix funestes s'élèvent pour faire l'éloge des barbelés. Douze pays réclamaient, en octobre dernier encore, que l'Europe les finance. Ursula Von der Leyen a alors répondu qu'il n'en n'était pas question. Dont acte. Mais les fruits pourris de la désastreuse politique migratoire de l'Union Européenne n'en finissent pas pour autant de nous empoisonner. Chaque jour qui passe apporte son quota de migrants morts. Et chaque jour, en écho, notre humanisme se meurt.
A la vérité les mots peinent à décrire ce qui se passe. Abandon ? Trahison ? Non assistance à humanité en danger ? Crime ? Je vous laisse juges. Mais la sémantique compte. Moi-même, parlant de migrants pour être compris par le plus grand nombre, je cours le risque d’essentialiser des femmes et des hommes dans un terme qui ne dit pas leur humanité complexe, mais les encage, les réduit, les limite à être vus comme des ballots de pailles livrés aux grands vents du chaos de la mondialisation. Que j'en sois pardonné. J'aimerais pouvoir les nommer, raconter leurs vies que j'ignore, leur rendre justice.
Bialowieza donc. Des solidarités locales, depuis des mois, s'y organisent pour refuser que les personnes qui erraient dans la forêt ne meurent. Une nation n'est jamais faite d'un seul bloc. Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. A la misérable politique de harcèlement menée par le gouvernement polonais répond la mobilisation exemplaire de femmes et d’hommes qui défendent un accueil digne pour les personnes en situation de migration. Un deuxième front de résistance à la construction du mur s'est organisé. Il se trouve que Bialowieza abrite une forêt primaire qui, vieille de plus de 10000 ans, est un sanctuaire de la biodiversité. Elle est menacée par la construction du mur de la honte. La main qui écarte les migrants est aussi celle qui frappe la nature.
A cet instant je repense à toutes les sottes interpellations qui nous enjoignent régulièrement de choisir entre l'humain et la nature, comme si la défense du vivant dans son ensemble était impossible. « Mais qui préférez-vous: les hommes ou les arbres?» C’est toujours à la destruction des deux, pour finir, que mène cette pente de la pensée. Car poser la question ainsi, c'est d'avance amputer notre humanité, et mutiler notre conscience. C’est pourquoi, défendant les uns nous n'abandonnons pas pour autant les autres. Et vice versa. Notre écologie est un humanisme : elle rompt certes avec l'anthropocentrisme mais sans cesser un seul instant de défendre l'égale dignité de toutes et tous. En ce sens, elle ne sera jamais un recul mais toujours une avancée pour le respect des droits fondamentaux. Je ne nie pas que parfois des difficultés surviennent, que des arbitrages délicats à trancher mettent sous tension notre logiciel politique. Mais l'Europe que nous construisons vise précisément à rendre possible l'émergence d'un modèle qui combine préservation des écosystèmes, promotion des droits sociaux, et défense de l'intégrité démocratique.
D'aucuns diront que le mur en construction, c'est l'affaire des Polonais. Ils auront tort. Les enjeux écologiques se défient des frontières reconnues par les chancelleries. En Pologne comme ailleurs, nous défendons la préservation d'une forêt primaire précieuse pour notre avenir. Les forêts de la planète ne sont pas faites pour être détruites, exploitées. Leur vie compte, en elle-même, et par le lien qui nous unit dans la biosphère. Il en va de même des migrants qu'on pourchasse, qu'on stigmatise, qu'on abandonne: leurs vies comptent deux fois. D'abord pour elles-mêmes, et une seconde fois parce qu'elle participe de notre commune humanité. Voilà qui fonde notre refus de ce qui se déroule, pas si loin de nos yeux, dans une forêt ou ce qui est en jeu, dépasse, et de loin, la seule question polonaise.