L’Europe malade des pesticides.
Malgré l'urgence qui les porte, les combats pour l'écologie constituent, le plus souvent, un long apprentissage de la patience. Depuis des années, les écologistes réclament, de concert avec des mouvements agissant pour la santé et des associations de consommatrices et consommateurs, la réduction drastique de l'utilisation des pesticides chimiques. L'opinion publique, éclairée par nos alertes constantes, souhaite très majoritairement cesser d'y être exposée. Rien n'y fait pourtant. Nonobstant les études scientifiques démontrant les risques sanitaires ainsi que ceux qui portent sur la biodiversité, l’usage des pesticides demeure la règle, la norme, la routine. Cette stagnation s'explique sans doute en partie par le poids des habitudes, mais surtout par la force des lobbies et la complicité de politiques plus occupés à défendre les profits des grandes firmes que la santé des citoyennes et des citoyens.
J'ai vu passer avec consternation l'annonce que l'ancienne directrice de cabinet de Marc Fesneau, nouvellement nommé ministre de l’Agriculture, allait désormais exercer ses compétences au sein de Phytéis, le cache-nez du lobby des industries de l'agrochimie, dont elle devient directrice de la communication et des affaires publiques. En clair, son travail consistera à convaincre les élus et les institutions de prendre des décisions conformes aux seuls intérêts de ses employeurs. Ce choix de carrière, qui certes lui appartient, en dit long sur la confusion des genres. Mais surtout il indique à quel point nous devons combattre des puissances sévèrement enkystées au sein du pouvoir. On est loin de la séparation des lobbies et de l'État. Au Parlement européen, alors que le groupe Vert pousse pour hâter la cadence de la sortie des pesticides, le PPE et ses alliés ne cessent de tout faire pour la ralentir. Tout leur est bon pour refuser d'avancer. Je n'écris pas ces lignes par souci partisan (en luttant contre les pesticides, les écologistes ne font que remplir leur fonction la plus élémentaire) mais par volonté d'établir clairement la carte des responsabilités politiques en la matière. En effet, trop souvent, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui s'abritent derrière des arguments spécieux pour dissimuler leurs véritables intentions.
Vous en doutez ? Amélie de Montchalin, la nouvelle ministre de l’Écologie, interrogée sur le sujet lors d'une émission de radio matinale vient de défendre mordicus son vote contre un amendement proposant, en 2018, l'interdiction du glyphosate. L'explication est aussi verbeuse que confuse :
Sur le glyphosate, j’assume. C’est précisément la méthode que nous voulons pousser : on agit en Européens, on agit pour ne laisser personne sans solution. Oui, on fait de la recherche, on cherche des alternatives, on fait des investissements. Le plan France 2030, il y a des investissements en milliards pour qu’on ait des nouvelles techniques, pratiques, solutions, pour que nous puissions sortir des pesticides et autres. (…) Je ne regrette pas une chose : d’avoir considéré que ce sujet était européen. Oui, en tant que députée, j’avais fait un choix tout à fait assumé : nous ne pouvons pas faire cavalier seul pour n’importe quel domaine que ce soit, sinon c’est notre économie, ce sont nos agriculteurs, que nous laissons dans la panade. (...) pendant des années, on a imposé à nos agriculteurs des normes qui n’étaient pas imposées ailleurs. Le résultat : on a importé des produits qui n’appliquaient pas les normes, les Français consommaient des choses qui contenaient des produits qui n’étaient potentiellement pas autorisés en France.
Tout dans ces propos rappelle les renoncements passés et à venir. C’est la profession de foi mille fois rabâchée de celle et ceux qui depuis des décennies procrastinent. D’abord, c’est un mauvais service à rendre à l’Europe que de revendiquer ce vote indigne en son nom. Voilà de bien curieux fédéralistes qui dans un même mouvement ont refusé de peser au niveau européen pour que les règles changent, puis s'autorisent de ce statu quo pour ne rien faire au niveau national. Le laïus, ensuite, sur l’absence d’alternative, la menace qui pèse sur les agriculteurs français et le trop plein de normes qui les mettraient en difficulté… Ce chapelet d’arguments éculés est le viatique des zélateurs du modèle agro-industriel actuel. Les trois cavaliers de l’apocalypse qui l'escortent sont connus : l’agrochimie, les géants de l’agro-alimentaire et la grande distribution. Ce sont eux, les nouveaux seigneurs, qui pressurent les paysans et s’enrichissent de leur travail. Ils ont remplacé la possession de la terre de l’époque féodale par de nouveaux liens de dépendance : les semences imposées, les intrants chimiques divers et variés, le suréquipement qui implique le surendettement, les prix d’achat dérisoires qui transfèrent les profit vers les transformateurs et les distributeurs…
Les propos de la nouvelle ministre de l’Écologie et les accointances du nouveau ministre de l’Agriculture laissent songeur. Ou plutôt, pour être honnête, tout cela ne nous surprend plus. Le système prédateur qui considère les paysans et l’environnement comme des variables d’ajustement et les consommatrices et les consommateurs comme des vaches à lait captives, est en place depuis maintenant plusieurs décennies. Il survit à tous les scandales en parvenant à faire croire que ses excès destructeurs nous préservent d'une peur ancestrale : la famine. On nous force à croire qu'il n'y a pas d'autre modèle possible pour nous faire consentir aux solutions iniques et toxiques que les firmes agro-industrielles nous imposent. Tout devrait être fait pour changer notre modèle avec l’aide des agriculteurs eux-mêmes. Ce qui implique de les aider à être les piliers de la transition écologique.
Las, au niveau européen, la nouvelle PAC (Politique Agricole Commune) est la redite à peu de choses près, de la précédente. Il y a un an la Commission européenne se gargarisait des premiers effets de sa stratégie dite « De la ferme à la fourchette » qui vise à réduire l’usage des pesticides de 50 % d’ici à 2030. Elle mettait alors en évidence « une réduction de 12% dans l’usage des pesticides les plus dangereux dans l’Union européenne en 2019 par rapport à la période 2015-2017 ». Cette lecture optimiste des évolutions supposées pouvait donc laisser penser que les choses avançaient positivement. Il n'en est malheureusement rien. Cette semaine même, une étude du Pesticide Action Network (PAN) Europe présente ainsi une réalité bien moins glorieuse et bien plus inquiétante. Les européennes et les européens seraient en réalité « de plus en plus exposé⸱e⸱s à des pesticides qui auraient dû être retirés du marché depuis 2011 en raison de leur dangerosité ».
Comment expliquer la différence d’appréciation entre la Commission et le réseau d’ONGs ? La Commission se base uniquement sur les ventes de pesticides. PAN Europe étudie de son côté la présence de résidus de pesticides dans les fruits et légumes pour mesurer l’exposition des populations. Ce critère est évidemment plus parlant. Je vous épargne les noms barbares des molécules les plus retrouvées. Mais les noms des fruits les plus contaminés vous diront peut-être quelque chose : mûres, pêches, fraises, cerises, abricots. Le palmarès de l'augmentation de la contamination des fruits est quelque peu différent : les kiwis l'emportent sur les cerises. Suivent les pommes, les poires et les pêches. J'enrage à la lecture de cette triste liste. L’été, et l’arrivée des fruits de saison qui l’annonce, est depuis notre enfance le symbole de la vie, des bouches et des joues sur lesquelles coulent les jus sucrés par le soleil. Comment accepter que les plaisirs les plus simples comme celui de partager un repas et des aliments de qualité nous soit confisqué ? Manger 5 fruits et légumes par jour ? Certes. Mais lesquels ? Et à quel prix ?
Pour PAN Europe, la « hausse spectaculaire » des quantités de fruits contaminés révélée par l’étude marque « l’échec total » de l’Europe à « mettre en œuvre sa réglementation et protéger les consommateurs ». Le diagnostic est sévère. Et l'échec évoqué n'est pas acceptable. Pour nous, la légitimité de l'Europe se joue en partie sur sa capacité à réellement protéger les populations. Or, la Commission elle-même reconnaissait, dans un rapport publié en 2019, que la directive sur les pesticides n’était significativement pas appliquée par les états membres. Ainsi, à l’échelle européenne, entre 2015 et 2018, aucun pesticide « candidat à la substitution » n’a été remplacé par un produit moins nocif. Et depuis lors, rien n'a sensiblement changé. Il n'est plus temps de différer la sortie des pesticides. La question n'est pas neuve. En 2009 déjà, la Commission européenne imposait aux pays membres de fixer des objectifs pour restreindre l'utilisation des pesticides. Or, douze ans plus tard, les avancées sont très inégales selon les pays de l’Union.
On manque d'outils au niveau européen pour comparer les pays entre eux et comprendre ce qu’il se passe dans chacun, mais chacun sait que les situations sont très hétérogènes. Une des pistes permettant d'avancer consiste en une extension des compétences de l'Union. Car aujourd’hui, l’UE a le pouvoir de légiférer en ce qui concerne les molécules et les Etats membres sont compétents pour autoriser ou interdire les produits conçus à partir de l’assemblage de plusieurs molécules. Or, si on veut harmoniser les champs nationaux et européens, le bon sens et l’efficacité commandent de toute évidence que l’Union puisse voir sa compétence étendue pour la raison simple qu'on peut avoir une molécule « non dangereuse » et un produit in fine qui est très dangereux. Mais même sans que ce changement n'intervienne, il est possible d'agir.
Face aux menaces que font peser les pesticides sur la transition écologique, la biodiversité et la santé des populations, la France qui préside l'Union pour quelques semaines encore devrait jouer un rôle majeur… Las, en entendant la nouvelle Ministre de écologie, en voyant quels aller-retours professionnels et affairistes s’opèrent dans l’entourage de ceux qui nous gouvernent et en écoutant leurs propos qui sont le copier-coller des éléments de langage que fournissent au kilomètre les officines financées par les multinationales de la chimie, je suis à la fois saisi de colère et d’effroi.
Alors que la nouvelle directive sur l’usage des pesticides doit être publiée le 22 juin, Emmanuel Macron a déjà prévenu qu’il convenait de revoir (à la baisse) les objectifs du Green Deal. La guerre en Ukraine est une nouvelle occasion pour les lobbies et les responsables politiques qui les soutiennent de régresser en matière d’écologie dans le domaine agricole. Outre le laisser-faire en matière de pesticides, la décision a ainsi été prise de remettre en question les friches, pourtant indispensables pour la régénération des sols et pour la biodiversité. Cet entêtement est délibéré. Car depuis longtemps, nous savons qu'un tel modèle n'est pas viable.
Il y a 60 ans déjà, en septembre 1962, l’un des livres les plus importants de l’Histoire contemporaine était publié aux États-Unis. La naturaliste américaine Rachel Carson venait de signer Silent Spring (Printemps silencieux), l’une des œuvres fondatrices de l’écologie moderne, qui fait de son autrice l’une des mères de l’écologie politique mondiale. Cet ouvrage décrit l’extinction de la biodiversité liée à l’usage de pesticides aux États-Unis et évoque notamment la disparition des oiseaux qui en découle. Leur chant se raréfie au fur et à mesure qu'ils disparaissent. Et le silence qui en résulte donne son titre à ce qui allait devenir un best seller.
Rachel Carson fût à l'époque de la publication de son ouvrage attaquée avec la plus grande des violences par les lobbies de la chimie. Renvoyée à son état de femme célibataire. Qualifiée d’hystérique. Stigmatisée comme lesbienne. Bref, Rachel Carson, naturaliste et scientifique de haut niveau fût vilipendée avec constance. Attaquée certes pour ses positions, mais d'abord parce qu'elle était femme, elle opposa à un univers patriarcal arc-bouté sur ses privilèges, la force de la vérité de ses observations sur la nature. Je veux donc finir en citant cette femme d’exception qui, des décennies après sa disparition, dissipe encore par sa lucidité l’obscurantisme des vendeurs de chimies et des marchands de doute :
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité tout être humain est désormais soumis au contact de produits chimiques dangereux de la conception jusqu'à la mort.
Ces mots nous obligent. Nulle autre phrase ne saurait mieux résumer les raisons pour lesquelles nous ne pouvons consentir à ce que la lâcheté et la résignation devant les forces de l'argent, l'emportent sur la défense du vivant.