Un turbulent silence

On connait l’infatigable action des lanceuses et lanceurs d’alerte qui depuis des années cherchent à réveiller les consciences sur l’impact de l’évasion fiscale sur nos sociétés. Mais d’où me vient cette impression que leur parole ne trouve point d’audience ? L’évasion fiscale est un scandale qui ne scandalise pas. Un secret de famille qui, même levé, conserve la force d’un consensus invisible. 

Le peu de réactions politiques à l’enquête Openlux semble démontrer une forme d’atonie démocratique sur le sujet. Cette enquête, menée par 16 titres de la presse internationale, est pourtant d’une grande qualité et d’une rigueur journalistique inattaquable. Elle permet d’avoir un regard encore plus documenté sur le rôle joué par le Luxembourg dans l’évasion fiscale mondiale. Elle doit être lue et relue par qui veut comprendre la réalité de notre monde.   

Je dois dire que je suis profondément troublé par le peu d’impact politique que semblent avoir les nouvelles révélations sur l’évasion fiscale des grandes fortunes françaises, dont 37 possèdent des comptes au Luxembourg. L’indifférence est la meilleure alliée de l’impunité. Au fond, tout se passe comme si l’incivisme des riches n’étonnait guère. Comme si notre contrat social tacite validait la rapacité comme une norme. Comme si on acceptait comme une loi de la physique sociale, que les riches cherchent absolument à échapper à l’impôt.

Si l’enquête Openlux a été rendue possible c’est grâce à la directive européenne de 2018 adoptée au terme d’une décennie de scandale financiers dont le plus célèbre demeure les panama papers.

Cette directive a exigé la création de registres publics des propriétaires réelles des sociétés dans tous les états membres. Dans les dernières mandatures, notamment sous l’impulsion de mon amie Eva Joly, le groupe vert au parlement européen a été particulièrement en pointe sur le front de la lutte contre l’évasion fiscale et la corruption.

C’est que nous mesurons à quel point l’évasion fiscale est un poison qui corrompt nos sociétés. En premier lieu en soustrayant au finances publiques des sommes colossales. En second lieu, le fait que le Luxembourg soit la place phare de « l’optimisation » fiscale mondiale, mine toute velléité de lutter contre le dumping fiscal en Europe. 

Comment en effet croire à la justice fiscale en Europe alors même qu’un des pays fondateurs de l’union aide les mauvais payeurs à se soustraire à leurs devoirs fiscaux ? De ce point de vue, le Luxembourg agit comme une arme de destruction massive de l’idée européenne. 

Une troisième conséquence de l’évasion fiscale est qu’elle sape les bases même de nos démocraties en gravant le deux poids deux mesures dans le marbre.  L’injustice d’un tel outil d’aggravation des inégalités ne peut que faire reculer le consentement à l’impôt de celles et ceux qui n’ont pas les moyens de s’y soustraire. Les contribuables captifs voient ainsi leurs dépenses contraintes augmenter quand les plus riches accumulent des profits sans limites ni contreparties.

Enfin, l’évasion fiscale chemine main dans la main avec les pires exactions commises sur la planète. Parfois, elle sert de fait à les financer. Une étude publiée en aout 2018 produite par des chercheurs de l’Université de Stockholm, de l’Académie royale des sciences de Suède et l’Université d’Amsterdam a établi ce lien en analysant les activités économiques prédatrices des ressources naturelles des pays et établissement bancaires pointés dans les fuites des Panama papers et autres Paradise papers des années 2016-2017. Parce que les trous noirs des paradis fiscaux ne sont pas seulement des aspirateurs à capitaux : ils constituent le point d’appui indispensable des mafias qui en ont besoin pour blanchir leur argent sale. La spéculation de ces prédateurs n’est pas faite d’une monnaie immatérielle et virtuelle. Les profits de leurs exactions repose sur des ressources bien réelles et terrestres. Chaque Euro qui s’évade nous blesse donc deux fois : la première en nous volant les moyens de l’intérêt général, la seconde en renforçant la puissance des malfrats et des prédateurs.

Mais parfois, l’évasion fiscale fait plus que blesser. Elle tue. Car l’argent du terrorisme prospère lui aussi dans les paradis fiscaux, ou finissent tous les confluents du crime. L’argent est le nerf de la guerre. Le financement du djihad des islamistes n’échappe pas à cette règle. « Follow the money » règle d’or pour les enquêteurs qui veulent traquer le crime. Il est faux de dire que l’argent n’a pas d’odeur. Il est parfois empuanti par le souffre de sa provenance. Seulement voilà, les amis des puissants préfèrent se boucher les narines plutôt que de remettre en cause un seul atome du système injuste qui écrase les uns et ménage les autres. 

L’évasion fiscale permet le financement du terrorisme. Voilà une réalité indépassable.

Avez-vous pourtant entendu hier madame Le Pen ou monsieur Darmanin appeler au renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale pour lutter contre la propagation des discours de haine et les actes terroristes ? Non. Pas un mot ne fut prononcé à ce sujet durant les heures de débat qui les ont vu s’affronter dans une fausse querelle. Alors qu’ils faisaient assaut de surenchères pour stigmatiser sur tous les tons le bouc émissaire musulman, ils furent fort peu diserts sur la question du financement du terrorisme.  Certes il aurait alors fallu ajouter un peu de complexité au débat, embrasser des questions géopolitiques autrement qu’avec des approximations, et surtout il aurait fallu oser admettre des points aveugles dans leurs raisonnements spécieux.   

Impossible lorsqu’on est complaisant avec la délinquance en col blanc d’oser aborder la question des ramifications souterraines entre l’argent de l’évasion fiscale et l’argent du terrorisme.  C’est la mansuétude envers le modèle qu’ils incarnent qui explique l’impunité fiscale dont jouissent les maitres de l’optimisation. Ils contournent par mille moyens, légaux et illégaux l’obligation de verser une juste contribution à la société. Que leurs profits se nourrissent de l’injustice sociale et condamne l’humanité par la destruction écosystèmes les indiffère. Que leur agent se mélange à celui des narcotrafiquants et des terroristes dans la grande lessiveuse des paradis fiscaux ne les dérange pas davantage.

Le turbulent silence sur ce point   du ministre de l’intérieur d’Emmanuel Macron et de la responsable du Rassemblement National en révèle finalement beaucoup sur le laxisme coupable qui est le leur. En fait ils ont déjà baissé les bras, trop occupés qu’ils sont à projeter leurs sinistres obsessions communes, dans le théâtre d’ombres du paysage politique, qu’ils dessinent de concert pour mieux le résumer à leur seul affrontement. 

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