Surveiller et détruire
D’aucuns affirment que l’évènement planétaire constitué par l’épisode pandémique que nous connaissons renforce l’analyse écologiste, et achèvera de nous faire remporter la bataille culturelle. Rien n’est moins certain. L’évidence de la crise écologique ne produit pas mécaniquement un sursaut politique. Pour advenir, la transition écologique devra surmonter des conflictualités importantes. L’objet de ce texte est d’éclairer les enjeux qui surdéterminent la période. A nos yeux, le fait majeur est bien la convergence des techniques numériques de domestication des humains et de l’accélération des logiques de destruction de la nature.
L’impasse productiviste fragilise le vivant de manière accélérée.
La crise du Covid révèle l’impasse d’un modèle de développement obsédé par la rentabilité de court terme de quelques-uns mais qui ignore l’essentiel pour tous les autres. S’ajoute à ça un point de vue de la hiérarchie des normes sociales, nous avons toutes et tous constaté que celles et ceux - surtout celles - qui étaient réellement important-es pour le fonctionnement de notre société n’étaient pas celles et ceux que nos dirigeants qualifient de « premiers de cordées ». De la même manière, la nature, la biodiversité, qui sont considérées au mieux comme des variables d’ajustement, au pire comme des espaces de prédation, s’avèrent être des communs dont le mépris entraîne les conséquences néfastes auxquelles nous sommes confrontées. La vérité est que la promesse libérale de garantir l’abondance illimitée dans un monde dont les ressources ne sont pas infinies est une promesse intenable. Pourtant, c’est cette promesse productiviste et consumériste qui demeure le seul horizon des imaginaires politiques jadis dominants. Elle a produit des destructions irréversibles pour les écosystèmes, un changement climatique entrainant l’inhabitabilité de la Terre et des injustices sociales de plus en plus violentes.
Le retour de l’Histoire
Ce point d’arrivée ne constitue pas pour autant pas la fin de l’Histoire. Au contraire, l’écologie constitue le nœud gordien de la période. Elle est la question clef qui voit s’affronter des visions du monde radicalement opposées. La donnée nouvelle que les théoriciens du paradigme politique et économique dans lequel nous sommes maintenus à toute force ont insuffisamment paramétré, lorsqu’ils ne l’ont pas simplement ignoré, est la limite physique de la planète. La croissance promise se heurtant sur le mur du réel, la promesse d’abondance débouche ainsi sur des pénuries; la solidité promise d’une économie mondialisée révèle sa fragilité; la liberté en principe garantie débouche dans les faits sur des injustices de plus en plus criantes. Le capitalisme, dont l’incroyable plasticité lui permet de s’adapter, a connu une nouvelle mue, rendue possible par l’explosion des technologies numériques. La figure du capitalisme de la surveillance est désormais majeure. Ce capitalisme de la surveillance est déjà à l’oeuvre depuis plusieurs années. C’est le modèle économique des nouveaux géants économiques que sont les GAFAM. Le citoyen est réduit à l’état de client, de préférence captif et donc surveillé. Savoir ce qu’il aime pour lui « suggérer » ce qu’il pourrait désirer; créer des besoins et des attentes pour le pousser à consommer en passant par des canaux de plus en plus concentrés aux mains de quelques entités économiques qui drainent ainsi des profits et une capitalisation sans précédents. Cette dérive va de pair avec la marchandisation de tout ce qui est commun. Elle va de pair aussi avec la financiarisation de l’économie et l’ubérisation de la société et du travail: une agriculture sans paysans, des usines sans ouvriers, des commerces sans commerçants, des services publics sans agents publics… Mais la crise révèle aussi une accoutumance inquiétante de nos dirigeants à rogner nos droits fondamentaux.
L’ère du capitalisme panoptique
Car si le citoyen est appréhendé en tant que client, il est aussi perçu comme suspect. Et cette tendance va s’aggraver car les privations progressives des libertés publiques sont intrinsèquement liées à un modèle dominant qui n’est plus en mesure de tenir ses promesses… On a assisté dans plusieurs pays européens à des régressions d’acquis démocratiques: bien sûr en Hongrie ou en Pologne, mais également, (même si ce n’est pas comparable) en France où les pouvoirs successifs ont multiplié les états d’urgence avant de faire passer dans le droit commun ce qu’ils annonçaient comme des dispositifs d’exception. L’urgence terroriste avait déjà rogné nos libertés. l’urgence sanitaire rend acceptable le repérage numérique de nos interactions IRL (dans la vraie vie). On voit émerger le déploiement de drônes, couplé avec des systèmes de reconnaissance faciale. Des robots ressemblant à des canidés, chargés d’électronique, sont testé dans les parcs de Singapour pour contrôler la « distanciation sociale ». La planche de survie du capitalisme réside de plus en plus dans le consentement au renoncement de nos droits qu’il impose aux citoyens. Parce que le capitalisme a besoin d’accroitre sans cesse nos consommations ; il s’est donc perfectionné dans l’art du traçage et de l’influence de nos comportements.
Sa promesse trompeuse d’abondance et de liberté débouche de fait sur un modèle de pénurie et de surveillance pour le plus grand nombre. Les citoyens perdent du même mouvement le contrôle sur ce dont dépend leur subsistance et leur autonomie politique.
Extension du domaine de la marchandise et réduction du domaine des libertés vont de pair. Ce que croit gagner le consommateur, c’est le citoyen qui le paye d’un prix inavouable.
Ce n’est pas par hasard si le capitalisme de surveillance se déploie dans une séquence historique ou prospèrent les régimes autoritaires : ce capitalisme porte la fin de la démocratie comme la nuée ardente porte l’orage. On voit s’étendre de nouvelles synthèses politiques inquiétantes. Leurs formes inachevées sont déjà cependant à l’oeuvre. On y a assisté aux Etats-Unis avec Donald Trump, au Brésil avec Bolsonaro ou en Hongrie avec Orban. Tous ont défendu une involution politique basée sur la mythification d’un age d’or perdu, la régression des fondamentaux démocratiques, le harcèlement des minorités et le scepticisme climatique.
Écologie ou barbarie ?
Le prix du maintien du modèle productiviste va impliquer plus d’inégalité et plus de contrôle des citoyens au fur et à mesure que notre civilisation va se heurter aux limites planétaires, et aux conflits engendrés par la crise écologique. Surveiller et détruire est le triste programme du capitalisme panoptique. Il est donc urgent de dissiper les illusions technicistes produites par les Gafam, qui nous promettent monts et merveilles alors que leur rentabilité se construit sur la maitrise des nouvelles infrastructures par lesquelles transitent informations, données et pouvoir; mais aussi sur les destructions environnementales et sociales générées par le numérique.
Un autre avenir n’est possible qu’ à condition de réévaluer collectivement, et donc démocratiquement, ce qui est véritablement important pour nous. La crise sanitaire que nous traversons, aussi brutale soit elle nous offre quelques pistes: la maitrise démocratique de nos chaînes de consommation, la solidarité, la convivialité, la reconnaissance de l’économie réel et des métiers qui permettent la résilience d’une société abimée.
A la promesse intenable d’une abondance garantie par la croissance capitaliste, nous devons préférer la sobriété juste qui s’élabore à partir des limites planétaires. Seul le paradigme écologiste, parce qu’il pense ensemble finitude de la planète et partage harmonieux des ressources permettra de préserver une civilisation démocratique et solidaire et d’ainsi nous prémunir des mutations morbides en cours induites par la pénurie vers laquelle nous mène le modèle actuel. Ecologie ou barbarie : tel est l’alternative qui se présente à nous.