Un mirage nommé DEZiR
Ou quand les Shadoks veulent construire des EPR pour faire voler des avions
Le 11 mars 2025 s'est tenue la réunion de synthèse de la concertation préalable sur le projet de fabrication de carburant pour avion, présenté comme plus « durable » que le kérosène.
Le projet de la société « Verso Energy » dénommé « DEZiR » vise à fabriquer à Petit-Couronne du carburant d'aviation dit « durable » dénommé « E-SAF » à partir d'hydrogène fabriqué sur place et de CO2 transporté par pipeline depuis le site de la chaudière biomasse d'Alizay (BEA) dans l'Eure.
Tout d'abord un mot sur la procédure.
La concertation préalable est organisée sous l'égide de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP), institution installée le 4 septembre 1997 par Dominique Voynet, Ministre écologiste de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement.
Cette institution indépendante intervient sur tous les projets d'intérêt national qui ont un impact significatif sur l'environnement et l’aménagement territorial. Elle permet aux citoyen•nes d'avoir connaissance en amont des projets, d'accéder à une information la plus transparente possible afin de pouvoir, le cas échéant, les infléchir voire les remettre en question.
La CNDP constitue donc une avancée très importante en France dans la prise en considération des attentes de nos concitoyen•nes et de la préservation de l'environnement dans un contexte où l’État se montre souvent défaillant à nous protéger préférant préserver les intérêts économiques.
Elle permet surtout de créer un espace d’échange, de médiation et de codécision entre les citoyen•nes et les institutions ainsi que les grands « aménageurs ». Cela représente une innovation précieuse dans un pays où la « planification » technocratique, centralisée, centralisatrice et de ce fait trop souvent arbitraire demeure très ancrée dans les pratiques d’une partie significative des élites politiques et économiques.
Elle est pourtant attaquée par l’État qui veut retirer l'obligation d'un débat public pour les grands projets industriels, les plus impactants pour l'environnement. Après l'échec des deux premières tentatives par décret, l’État a décidé de passer en force par amendement de la loi dite de "simplification" conduisant à une journée de grève mardi 25 mars des 10 salariés et 300 garants de l'institution.
Mais revenons à notre projet de carburant pour aviation E-SAF, de quoi parle-t-on ?
Après un effondrement du trafic lié au Covid, le transport aérien a renoué avec une forte croissance avec 4,8 milliards de passagers transportés en 2024 contre 3 milliards en 2010 et des anticipations à 8-9 milliards de passagers d'ici 20 ans !
Quand on connaît l'impact du transport aérien de voyageurs sur le climat, il y a de quoi s'inquiéter. Aujourd’hui on estime que l'aviation contribue à hauteur de 5% des impacts climatiques anthropique via les effets CO2 et non CO2 (traînées de condensation, Nox, vapeur d'eau, aérosols …).
Dans ces conditions, envisager un doublement du trafic aérien apparaît totalement inenvisageable d’autant que ce n'est pas la seule menace qui pèse sur l'humanité.
En effet nous sommes confrontés à un développement très rapide des usages du numérique, avec en particulier l’émergence des IA, dont l'impact sur le climat est du même ordre de grandeur que celui de l'aviation et dont les impacts pourraient augmenter de 20 à 25% par an dans la prochaine décennie si rien n'est fait pour en réguler l'usage comme le souhaitent le néo fasciste Elon Musk et ses amis oligarques de la Tech de la Silicon Valley.
Face à cette menace, l'Europe a cherché à agir dans son « Pacte Vert » ou « Green Deal », au travers d'un règlement (ReFuelEU Aviation), applicable depuis le 1er janvier 2024, qui fixe la part des carburants « durables » pour 2025 à 2%, pour atteindre 20% en 2035 et culminer à 70% en 2050.
Petite parenthèse à ce stade : il est à noter que la stratégie climat de l’UE est trop essentiellement axée sur de la « substitution » et non pas sur la « sobriété ». C’est à dire qu’en l’espèce, l’idée n’est pas d’endiguer le transport aérien pour en réduire l’usage, mais de trouver un substitut au carburant actuel fossile par d’autres carburants… Ce qui est bien entendu une impasse dans la mesure où on ne fait que « substituer » une dépendance aux fossiles - et aux externalités négatives liées à leur utilisation - par d’autres dépendances qui entraînent leur lot d’externalités négatives.
Bref, ces carburants prétendument « durables » peuvent être produits à partir d’agrocarburants ou d'électricité.
Les premiers sont particulièrement nuisibles puisqu'ils concurrencent la production de nourriture et contribuent à aggraver la pollution de l'eau - tout en générant pour leur production de l’usage de pétrole pour leur culture ;
Mais les seconds ne sont pas sans impact sur l'environnement…
Pour mieux appréhender les enjeux, rentrons un peu dans le détail.
Le carburant E-SAF que la société Verso Energy projette de produire sur le site de Petit-Couronne sera fabriqué à partir d'hydrogène et de CO2.
Si en apparence l'hydrogène peut paraître vertueux au moment de son utilisation (On mélange l’hydrogène avec de l’oxygène et cela produit de l’énergie et… de l’eau), c’est la manière de le produire qui est problématique. Aujourd’hui, la quasi-totalité de l’hydrogène utilisé est produit à partir de… combustible fossile carboné. Et sa fabrication lorsqu’elle est d'origine nucléaire va représenter une importante déperdition d'énergie. En effet, l'association NégaWatt a montré que le nucléaire est très loin d'être vertueux puis-qu’entre la source d'énergie - l'uranium - et l'utilisateur, la perte d'énergie primaire est environ de deux tiers (cf. schéma flèche grise des pertes qui part du carré rose « uranium »).
A ceci s'ajoute les déperditions liées à la fabrication de l'hydrogène via l’électrolyse de l'eau dont le rendement énergétique est médiocre, selon les procédés entre 50 à 60%. Il faut rajouter l'énergie nécessaire pour fabriquer l'E-SAF à partir de l'hydrogène et du CO2 actuellement non documentée. Au final on peut s'attendre à une perte de 85 à 90% en énergie primaire dans le processus.
Ça fait beaucoup d'énergie perdue tout de même.
Et beaucoup de réacteurs EPR à construire pour « verdir » l'aviation.
Facteur aggravant, ces besoins énergétiques colossaux n'ont pas du tout été anticipés par l’État si on en croit l'avis de janvier 2025 du Haut Conseil pour le Climat.
L'amateurisme dont l’État fait preuve en matière énergétique ne cesse de me stupéfier et pourrait prêter à rire si au final ce n'était pas au contribuable - et à notre souveraineté énergétique et donc économique - de payer la note avec en prime l'épée de Damoclès des risques inhérents à la technologie nucléaire.
Aux problématiques énergétiques s’ajoutent deux autres sujets et non des moindres.
La fabrication d'hydrogène est extrêmement consommatrice d'eau à une époque où de plus en plus de régions sont confrontées au stress hydrique, y compris la Normandie. La production massive d'hydrogène pour le transport aérien se fera forcément au détriment d'autres usages, en particulier l'agriculture.
Par ailleurs, la fabrication de l'E-SAF nécessite en plus de l'hydrogène du CO2. Pour le projet DEZiR, le CO2 sera récupéré à partir de la chaudière biomasse située à Alizay (BEA), acheminé via un pipeline. Ça sera également par pipeline que le produit fini sera transporté jusqu'aux aéroports de la région parisienne. La construction et la gestion du réseau sera confiée à la société Trapil, gestionnaire de réseau de transport d'hydrocarbures, qui a déjà connu des fuites dans notre région. Tout ça pour dire que si le réemploi de CO2 peut paraître vertueux, son transport n'est pas sans risque de contamination pour l'environnement comme malheureusement l'histoire nous l'a enseigné.
Tout ça m'amène à m'interroger sur la pertinence de la démarche.
Le point de départ de l'initiative européenne est la nécessité d'atténuer l'impact du trafic aérien caractérisé par une forte croissance.
Pour y remédier fleurissent un peu partout en France des projets industriels très coûteux : 1,3 milliards pour le seul projet DEZiR. Il sont également extrêmement consommateurs en énergie, en eau et constituent potentiellement une menace pour les milieux naturels.
Ils sont aussi très gourmands en… subventions publiques…
Dis autrement est-on certain qu'on ne va pas, au mieux déplacer le problème environnemental, au pire l'aggraver, tout en mobilisant des budgets qui seraient bien plus efficients s'ils étaient utilisés autrement ?
Est-ce que le véritable enjeu n'est pas de nous interroger sur l’usage que nous avons du transport aérien ?
Ne serait-il pas préférable de chercher à faire preuve de sobriété, par exemple en limitant le transport aérien pour les vols intérieurs ?
En réduisant les inégalités fiscales qui aujourd'hui favorisent l'avion avec l’absence de taxe sur le kérosène et la TVA réduite pour les billets d'avions sur les vols domestiques ?
En développant les alternatives avec des lignes de train et des connexions pour les longues distances avec des prix et des conditions de voyage attractifs ?
Nous sommes, avec ce projet, dans le même travers que celui du « tout voiture électrique », qui crée l'illusion qu'on va pouvoir tout changer sans rien changer de nos usages… De la même manière que remplacer la totalité du parc automobile thermique actuel (et ses objectifs de croissance) par de l’électrique est impossible, continuer de faire croître le transport aérien grâce au mirage d’une « décarbonation », qui consiste en réalité à faire exploser notre consommation énergétique, est un mirage.
Dans son dernier rapport, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) apporte une illustration d’un phénomène qui semble paradoxal.
Pour la première fois depuis un demi-siècle et la première crise pétrolière, le pétrole n’a représenté, en 2024, que 30 % de la consommation mondiale d’énergie. A l’inverse, les énergies renouvelables et le nucléaire dépassent désormais les 40 % du total. Pourtant, ni la consommation de pétrole ou de charbon, ni les émissions de gaz à effet de serre, + 0,8 % toutes les deux, ne diminuent…
Les faits sont têtus : plus on électrifie nos infrastructures et nos usages énergétiques pour lutter contre le réchauffement climatique, plus les nouveaux usages ainsi générés accroissent la consommation énergétique globale, y compris… carbone.
Au final, en l'absence de stratégie cohérente, le risque est de transformer un sujet d'importance : comment réduire l'impact du transport aérien, en un Monopoly de l'énergie dans lesquels les milliards d'euros nécessaires au développement des énergies renouvelables seront détournés pour la fabrication de nouveaux EPR et de projets plus destructeurs que protecteurs de l'environnement.
Et tout cela pour non seulement générer de nouveaux impacts et risques écologiques, tout en favorisant in fine l’augmentation de nos émissions carbones.