Contre l’économie punitive, il faut sauver Chapelle-Darblay
Lettre ouverte à Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique.
Madame la Ministre, Chère Barbara Pompili,
En juin, l’un des fleurons français du recyclage de papier peut disparaître avec le démantèlement des machines de l’usine UPM de Chapelle-Darblay à Grand-Couronne près de Rouen.
Je vous ai adressé un courrier à ce sujet fin février suite à la réunion qui a été organisée le 23 février dernier par le Conseil économique social et environnemental régional (CESER) de Normandie en présence des représentants des salariés, des élus locaux et du gouvernement.
Madame la Ministre, je vais me permettre de détailler un minimum les spécificités de ce site industriel car il m’apparait juste de prendre le temps à chaque occasion de décrire la qualité des savoir-faire industriels dont notre pays dispose encore. Les femmes et les hommes qui en sont les détentrices et détenteurs le méritent. Et cela permet aussi de ne pas intérioriser l’ambiance délétère décliniste dont on perçoit bien trop souvent l’écho.
Cette usine, juste avant son arrêt arbitraire, traitait 350 000 tonnes de papiers par an : magazines et journaux issus du tri sélectif d’Île de-France et du Grand Ouest pour fabriquer du papier journal recyclé.
Malgré la baisse de la vente de journaux, le site de Grand-Couronne demeurait bénéficiaire en 2019.
Cependant, le propriétaire de l’usine, le groupe finlandais UPM, n’a pas hésité à fermer le site en juillet 2020, licenciant ses 230 salarié·e·s à l’exception de trois de leurs représentant·e·s.
Le groupe UPM est tristement célèbre pour ses fermetures brutales. Il avait déjà sévi en France en 2014 en fermant l’usine de Docelles dans les Vosges, site historique créé en 1478 ! Il avait à l’époque préféré saboter ses machines que d’accepter les offres de reprise. Pourquoi ? Tout simplement pour ne pas risquer de favoriser sa propre concurrence…
Dans le même temps, UPM a investi dans une usine à papier en Uruguay à base de fibres d’eucalyptus, régulièrement présentée comme peu vertueuse du point de vue environnemental.
Pour résumer : UPM ferme des usines écologiquement vertueuses en Europe pour en ouvrir ailleurs qui exploitent les ressources naturelles…
L’arbre de la fausse « rationalité » économique cache la forêt des renoncements écologiques.
Cette stratégie du géant UPM n’est pas isolée. Elle est révélatrice des mœurs cyniques qui règnent majoritairement dans le secteur économique.
Les logiques de court terme, financières, de spécialisation et de délocalisation sur un terrain de jeu planétaire font fi des enjeux environnementaux et industriels.
Derrière la promesse d’économie circulaire et de circuits courts, ce que l’on voit à l’œuvre, c’est l’avidité des intérêts immédiats. Non contents de spéculer sur l’extractivisme et la prédation sur la nature associée à la course au moins-disant social, ces entreprises poursuivent un modèle qui tourne le dos à la prise en compte des externalités négatives induites par leurs activités. Pire, elles organisent consciencieusement l’empêchement de l’émergence d’un modèle économique plus doux pour l’environnement et plus intense en emplois.
Chapelle Darblay, un fleuron de la transition écologique
Aujourd’hui, l’enjeu pour le site de Grand-Couronne est d’éviter la destruction des machines qui empêcherait tout avenir industriel sur ce site.
En plus de la casse sociale et économique que cette perte représenterait, cela menacerait l’existence même de la filière industrielle du recyclage du papier en France puisque l’usine de Grand-Couronne collectait à elle seule le papier trié par 28 millions de Français·e·s.
Ce site a encore un avenir industriel devant lui comme l’ont démontré les trois derniers salariés, représentants du personnels, encore en poste.
Si le déclin du papier journal recyclé ne fait pas débat, il est possible de trouver de nouveaux débouchés aux papiers et cartons collectés par les 300 collectivités qui approvisionnent l’usine.
Tout d’abord, il est possible de convertir l’une des machines, la « MAP 6 » pour produire du papier ondulé recyclé, composant essentiel des cartons d’emballage.
Ensuite, une autre machine pourrait être réutilisée, la « MAP 3 » pour fabriquer du papier d’impression bureautique et/ou des papiers sanitaires.
Enfin la « MAP 3 » pourrait également être utilisée avec une nouvelle machine pour fabriquer de la ouate pour de l’isolation thermique, sujet au cœur de la mobilisation contre le dérèglement climatique.
Ces trois activités permettraient de préserver le site industriel en assurant un débouché aux papiers et cartons collectés par les collectivités mais également de réemployer l’ensemble des salarié·e·s licencié·e·s par UPM et même d’en recruter de nouveaux avec un potentiel de 290 emplois.
Alors… Comment un projet industriel et écologique au service de l’emploi peut-il être ainsi sacrifié ?
La loi Florange: un couteau sans lame
Contrairement aux idées reçues, de nombreux sites industriels sont fermés en France non pas à cause de leur manque de compétitivité réelle, mais par ce que cela correspond à un intérêt « stratégique » ponctuel des mandataires du site. En effet, la recherche de rentabilité maximum à court-terme pour les actionnaires peut conduire à des décisions ubuesques où le propriétaire d’un site préfère le saborder plutôt que de permettre l’émergence d’une filière qui n’est pas compatible avec ses intérêts spéculatifs.
La difficulté est qu’actuellement, rien n’oblige un industriel à revendre après sa fermeture son usine et ses outils de production à un repreneur intéressé…
Il y a bien eu la jurisprudence Florange censée empêcher ces dérives mais comme trop souvent, le législateur est resté au milieu du gué.
Si le décret d’application (paru en 2015) de la loi Florange (2014) prévoit bien qu’en cas de procédure de licenciement collectif, l’employeur a l’obligation de rechercher un repreneur, rien ne l’oblige à accepter une offre.
Ainsi, la logique spéculative et financière en faveur des actionnaires l’emportent sur toutes autres considérations sociale, industrielle ou écologique…
Les témoignages des trois derniers représentants des salarié·e·s sont édifiants.
À chaque fois qu’un repreneur se présente sur le site, il repart convaincu de son potentiel. Vient ensuite la seconde phase avec les services de l’État qui s’avère toujours fructueuse. Malheureusement, les projets ne parviennent jamais à franchir l’ultime étape, celle de l’accord du propriétaire, le finlandais UPM, qui est le seul habilité à juger de la pertinence du projet industriel de reprise.
Des centaines de milliers d’emplois verts sont possibles, à condition de redonner du sens à l’économie.
La cas de l’usine UPM à Grand-Couronne illustre l’écart qu’il y a entre les discours et les actes.
Au moment où l’Union européenne investit 750 milliards d’euros dans un plan de relance à ambition écologique, alors que le Parlement français a adopté la loi « Climat et résilience », l’État doit se saisir de ce dossier pour faire évoluer la législation pour qu’elle devienne contraignante. À court terme, il doit intervenir pour obliger UPM à accepter les offres sur le site de Grand-Couronne.
Madame la Ministre, alors que plusieurs repreneurs potentiels se sont fait connaitre pour la reprise du site de Chapelle-Darblay je sais que vos services et ceux de vos collègues Monsieur Le Maire et Madame Pannier-Runacher sont au courant de ce dossier. Mais le temps presse. J’ai deux demandes simples et concrètes à vous faire :
- la première est que vous puissiez venir sur place pour voir le site et prendre la mesure des opportunités qu’il comporte ;
- la seconde est d’obtenir un délai au-delà du mois de juin pour traiter convenablement les dossiers de repreneurs et assurer que l’actuel propriétaire ne fera pas obstruction à la reprise du site.
Madame, la Ministre, la souveraineté économique et écologique de l’Europe et de la France implique la défense et le développement d’un tissu industriel de l’économie circulaire. Le site de Chapelle-Darblay constitue l’une des mailles indispensable de cette trame industrielle au service d’une économie de la transition écologique économiquement solide, innovante et créatrice d’emplois de qualité non délocalisables. Il est emblématique de ces sites qui, bien qu’économiquement viables et écologiquement vertueux, sont mis en danger au nom de logiques purement financières. Sa disparition constituerait un point de non retour qui condamnerait la filière du recyclage industriel du papier sur notre territoire national.
Une pétition lancée par le collectif « Plus jamais ça » qui regroupe des syndicats et des ONG vient d’être lancée. Alors que la société a pris conscience du besoin de bifurcation de notre modèle de production et de consommation, qu’elle attend du pouvoir politique d’être le garant de cette transformation au service de la planète, de filières industrielles durables et d’emplois de qualité non délocalisables, le gouvernement et le ministère que vous représentez a une obligation de résultat.
Je compte donc sur votre intervention et votre venue, en vous adressant mes respectueuses et amicales salutations ainsi que l’assurance de ma considération,
David Cormand,
député européen