L’attaque des tomates tueuses
De nouveaux, les agriculteurs et les agricultrices se mobilisent pour manifester leur colère, voire leur désespoir, face à la crise de revenus qu'ils traversent.
Mais est-ce bien une crise?
Car il faut bien le dire, il n’y a pas un, mais deux mondes agricoles en France.
D'un côté le peuple des campagnes, constitué d'agriculteurs et d'agricultrices qui essayent de vivre du travail de la terre. Ils sont les héritier-es d'un modèle d’agriculture familial et paysan qui par sa capacité d’innovation a su nous léguer un terroir, des appellations, des paysages, des cultures, bref, un pays.
De l'autre il y a des industriels, pour ne pas dire des financiers, sans attaches, sans foi ni loi, à la recherche de la moindre opportunité pour s'enrichir, quoi qu'il nous en coûte.
Et le sort qui s’abat sur les premiers n’est pas le fruit de la fatalité ou d’une « crise », mais bel et bien d’un projet délibéré mis en œuvre par les seconds !
Les nouveaux féodaux que sont ces acteurs de l'agro-industrie, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution ont pris le contrôle de nombreuses instances représentatives agricoles. Ils influencent - sinon dictent - les décisions politiques qui concernent l’agriculture aux Ministères à Paris ou à Bruxelles.
Depuis plus d’un demi-siècle, ils réorientent le modèle agricole à leur profit exclusif.
Ils sont obsédés par les normes environnementales en tant que bouc émissaire des turpitudes dont ils sont eux-mêmes la cause.
Les nouvelles technologies sont leurs nouvelles chimères qui permettront d’accroître encore leur emprise sur les agriculteurs déjà prisonniers de leurs dépendances aux intrants, à la sûr-mécanisation et à la course à l'agrandissement des fermes.
Le surendettement est la chaîne la plus robuste pour soumettre efficacement le peuple agricole.
Ce sont les paysans qui ont eu, les premiers, à subir l’ubérisation du travail.
La mondialisation sauvage et la multiplication des accords de libre-échange accélèrent encore ce déménagement du Monde, la « déterrisation » de l’agriculture et la réduction de la plupart des paysans à l’état de main d’œuvre exploitable à merci.
Tout cela nous ramène aux choix que j’ai fait pour nommer cette chronique et qui fait référence à un vieux film de série B dont le titre est particulièrement adapté à la situation.
Le 16 novembre dernier, à l'invitation de la Confédération paysanne et de militant·es écologistes locaux·ales, j’ai participé à la mobilisation contre l'extension d'un site de production sous serre de tomates à Isigny-le-Buat dans la Manche.
De quoi s'agit-il ?
Le projet est porté par un géant du secteur, le hollandais Agro Care qui vient juste de fusionner avec son principal concurrent. Il dispose d'une capacité de production de 500 hectares sous serre et souhaite la porter à 1.000 hectares en 2030 dont 100 au Maroc qui en est pourtant à sa sixième année consécutive de sécheresse !
Les chiffres donnent le vertige surtout quand on les compare à la taille d’exploitation d'un maraîcher bio qui peut se contenter d'un ou deux hectares pour vivre de son travail.
Dans le cas du projet à Isigny-le-Buat, Agro Care dispose déjà d'une serre sur 12 hectares mais prévoit de s'étendre sur 20 hectares avec la construction de serres de 7 mètres de haut.
Au passage, en s’installant à quelques kilomètres du Mont Saint Michel, l’industriel peut commercialiser ses tomates sous le nom « tomates du Mont Saint Michel », ce nom mondialement connu et qui sonne comme un gage d’authenticité.
Pour l'industriel tout va donc pour le mieux ! Il se présente comme un ardent défenseur de l'environnement et du développement durable sans que cela ne parvienne à me rassurer.
Loin de là.
Tout d'abord il y a une série de décisions administratives en défaveur du projet :
8 avril : avis défavorable de la Commission locale de l'eau ;
18 avril : avis défavorable de la Commission départementale de préservation des espaces agricoles et forestiers ;
8 novembre rejet de la demande d'autorisation environnementale par le Préfet de la Manche.
Que reprochent toutes ces instances administratives au projet d'Agro Care ?
De ne pas prendre en compte l'environnement : absence ou l'insuffisance des mesures d'impacts, d'évitement et de compensation sur la faune, la flore et l'impact sur la ressource en eau.
La fibre environnementale de l'agro-industriel hollandais, leader de la tomate produite en serre toute l'année, en prend un coup.
Heureusement que les procédures et les instances de contrôle existent pour protéger l'environnement et accessoirement les intérêts agricoles.
Ces mêmes structures que certains cherchent à détruire sur l'autel de la compétitivité en détournant le légitime combat des agriculteurs et agricultrices pour un revenu digne vers l'illusion de la lutte contre les normes environnementales.
Le dernier exemple en date, relaté par le Canard Enchaîné, est l'initiative du Sénateur Laurent Duplomb, membre de la FNSEA, qui vient de déposer une proposition de loi visant à «Libérer la production agricole » en s'attaquant aux « entraves normatives ».
Heureusement qu'elles sont là ces normes et ces instances publiques pour contrôler les appétits féroces de l'agro-industrie !
Mais revenons à nos tomates.
Il n'y a pas que les questions environnementales qui sont en jeu, mais aussi les questions sociales.
J'ai lu avec intérêt et en partie consternation l'article du 14 novembre du média d'investigation normand « Le Poulpe » qui a pu s'entretenir avec des ouvrier·es agricoles ayant travaillé sur les sites normands de l'industriel hollandais.
Ce qu'on y apprend est glaçant.
Tout d'abord le recours massif à des ouvrier·es agricoles étranger·es à qui on a promis monts et merveilles pour au final se retrouver à travailler dans des conditions éprouvantes 60 heures par semaines payées au SMIC.
Ensuite des conditions d’hébergement qui interpellent avec 6 à 15 ouvrier·es par logement !
Enfin, des conditions de travail qui sont choquantes avec des témoignages, photos à l'appui, de brûlures graves provoquées par l'utilisation sans protection de désinfectants pour les outils agricoles.
Mais le labeur des ouvrier·es n'est pas perdu pour tout le monde. Le Poulpe nous révèle que le groupe Agro Care réalise sur ses deux sites normands, totalisant 29 hectares, 22 millions de chiffre d'affaire soit 750.000 € par hectare quand un maraîcher réalisera environ 25.000 € par hectare.
Au détriment de notre environnement, de la santé des ouvrier·es agricoles, l'agro-industriel gagne donc 30 fois plus à l’hectare qu'un maraîcher traditionnel.
Tout est dit.
Est-ce vraiment ce modèle que nous voulons pour notre agriculture ?
Autrement dit, voulons-nous de ces tomates?
Me vient à l’esprit un autre film sorti en salle il y a près de 50 ans. Il s’agit de « L’aile ou la cuisse. » Du fait de ses multiples passages télé, vous l’avez sans doute vu.
C’est aussi à ce film que j’ai pensé lorsque je longeais ces serres immenses, hautes comme des mûres d’usines, ou de prisons. Dans l’une des scènes mémorables du film, les personnages interprétés par Louis de Funès et Coluche se retrouvent dans l’Usine d’une multinationale de l’agro-alimentaire qui reconstruit artificiellement de la nourriture à l’abri des regards.
Avec le recul, cette comédie qui met en scène un critique gastronomique un peu désuet face à un géant de ce que l’on n'appelait pas encore de la malbouffe, revêt un caractère visionnaire. Car 50 ans plus tard, nous y sommes.
Et ce sont, contrairement au dénouement du film, les Agro-care, Lactalis, Avril et autre Bigard qui sont en train de gagner.
Ces monstres industriels font des désastres. Et oui, ces tomates tuent bel et bien.
Elles tuent nos agricultrices et nos agriculteurs en accaparant les terres, elles tuent notre alimentation de qualité, elles tuent nos paysages en les défigurant, elles tuent notre environnement. Elles tuent nos terroirs et notre identité en faisant des zones rurales des usines et des hangars à malbouffe pour les métropoles.
Mais il n’y a aucune fatalité.
La lutte est loin d'être perdue.
Il y a d'abord l'Europe, présentée par la FNSEA comme le problème mais qui est en vérité une partie de la solution avec une capacité d'action considérable pour changer le modèle agricole.
Son principal levier est la Politique Agricole Commune (PAC) qui représente un tiers du budget européen et pour la seule France 9,5 milliards d'euros par an.
Aujourd'hui, avec des aides distribuées à l'hectare elle favorise les fermes usines et les agro-industriels au détriment des exploitations à taille humaines. Changer les règles en versant les aides par « unité productive » contribuerait à inverser la tendance et accroître les revenus de nos agriculteurs et agricultrices.
Il convient aussi d’assumer un modèle agricole orienté vers une alimentation de qualité pour toutes et tous. Ce qui implique d’en finir avec la course au gigantisme, en légiférant pour empêcher qu’adviennent une agriculture sans agriculteurs. Il faut proscrire les usines à viande, à lait, œufs ou à légumes qui ne font qu’accélérer la destruction de l’agriculture.
Il faut défendre un revenu agricole garanti par un prix minimum de vente calculé sur la base du prix de reviens de la production.
Je milite enfin pour une sécurité sociale européenne de l’alimentation pour retisser le lien entre la fourche et la fourchette, entre la terre et l’assiette, entre le paysan et le consommateur.
La tomate tueuse ne passera pas, ni en Normandie, ni ailleurs.