Europe et Afrique : inventer la sortie du brutalisme.
« Cette guerre n'est pas la nôtre. » Voilà la petite musique qui monte du continent africain, à propos de la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine. J'en veux pour preuve l'abstention massive des états africains lors du vote de la résolution de l'ONU condamnant l’agression voulue par Poutine contre l’Ukraine. Nombre d'observateurs, peu au fait des enjeux africains, furent médusés. Mais comment en serait-il autrement ? Les soubresauts géopolitiques n'épargnent pas la planète. Et nous souhaiterions ardemment voir émerger une conscience commune planétaire. Nous avons cependant la fâcheuse tendance à nous penser comme les seuls détenteurs d'une vérité universelle. Mais de la même manière que nous nous posons des questions sur nos intérêts et notre souveraineté, l'Afrique cherche une issue. Face aux bouleversements provoqués par la guerre en Ukraine, il est logique que le continent africain veuille sortir d'une logique de subordination. Leur non-alignement à eux n'est pas une coquetterie relevant d’une fausse pudeur, mais bel et bien une condition vitale. L'Europe (et en particulier les anciennes puissances coloniales) doit désormais comprendre que l’Afrique aspire à suivre sa propre trajectoire.
A celles et ceux qui s'étonnent de ce qu'ils qualifient comme un manque de solidarité, il est facile de répondre. Si l'Europe souhaite faire de l'Afrique un partenaire, elle doit cesser de la considérer comme un vassal. Nous devons convaincre et non contraindre. Des siècles de relations dissymétriques, pour dire les choses — trop — pudiquement, sont à revoir. Les logiques prédatrices, la spoliation, le pillage généralisé des ressources, le soutien aux dictatures au détriment des peuples, le mépris généralisé dans lequel l'occident tient l'Afrique — ses peuples, son Histoire, ses cultures — sont autant de plaies ouvertes qu'il est temps de cautériser.
Au moment où les 50 ans de l'indépendance algérienne sont dans l'actualité, toutes les indépendances se rappellent à nous. Aux yeux de certains, elles ont scellé le déclin irrémédiable de l'occident et ont ouvert la porte à un long agenouillement devant la bien-pensance et la repentance. Leur révisionnisme tend à réhabiliter l'époque coloniale. Et ils s'offusquent aujourd'hui de ne pas voir l'Afrique consentir à tous leurs désirs. Pourtant, l'état actuel de l'Afrique est le fruit de nombre d'abominations qui sont loin de toutes appartenir aux passé.
Repensons aux mots d'Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme :
« On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
Et Césaire de poursuivre, implacable dans son réquisitoire et d'une lucidité de chirurgien :
« Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. »
Tout le texte est magistral et constitue l'une des adresses politiques les plus lucides, lumineuses et clairvoyantes jamais rédigées. L'actualité de chacun de ces mots doit nous saisir. Et nous force d'agir. C'est une question qui dépasse la seule question des rapports entre l'Europe et l'Afrique : c'est une question de civilisation. Que vaut l'Humanité, et que veut-elle pour elle même ? Question politique cardinale qui détermine, selon la réponse qu'on y apporte l'avenir que l'on entend dessiner.
On me dira, parce que je cite le grand penseur anticolonial, que je suis un idéaliste, que la violence habite l'histoire, et que c'est la loi du plus fort qui régit les rapports entre les nations. Je réponds que ce cynisme, une fois encore, ne voit guère plus loin que la cécité qui nous habite et qu’il est le père de tous nos renoncements solidaires, humanistes et écologistes. Pour peser dans le concert des nations, l'Europe doit savoir nouer des alliances et des partenariats. Or, en l'état, le continent Africain s'éloigne chaque jour davantage d'une quelconque volonté de tisser avec nous des relations empreintes d'une envie commune de prospérer ensemble. Si quelques dirigeants kleptocrates y trouvent encore leur intérêt il est à parier que les générations suivantes s'émanciperont des pactes désastreux scellés par leur ascendance politique. Et c'est heureux.
Nous devons donc d'urgence inventer d'autres relations. Dans ce défi, la France tient une place particulière, au regard de son histoire. Comment ne pas lire nos mésaventures maliennes et le poids de la milice russe Wagner comme un avertissement notable ? Poutine entend bien étendre son influence en Afrique et fournir un contre modèle aux discours occidentaux, dont chacun en Afrique sait depuis longtemps qu'ils sont doubles.
Le président russe prône une redéfinition de l’ordre international issu de la guerre froide. Dans sa vision, il s'agit de réduire « l’emprise du camp occidental » sur la planète pour mieux augmenter son propre pouvoir. On comprend aisément que les peuples et nations qui constituent l'Afrique peuvent souscrire à ce programme. Qu’ont-ils à gagner au statu quo d'un ordre mondial qui leur impose son joug depuis si longtemps ? Pour de multiples raisons, et en premier lieu pour des raisons géographiques, l’Europe ne peut pas rester les bras ballants face à la progression de l’influence russe en Afrique. Les agissements d’une milice paramilitaire au service du Kremlin en disent long sur la stratégie poursuivie par Poutine. Et il est facile d'observer, même si l'Afrique n'est pas un bloc, que beaucoup de dirigeants africains sont assez bien disposés à l'égard de la Russie. L'Europe, faute d'avoir soldé le passé, ne dispose d'aucun surplomb moral, ni même d'une vision alternative forte et crédible à proposer.
Nous n'avons pas de leçons à administrer. Pourtant à mon sens, l’erreur, pour les gouvernements africains, consisterait à demeurer dans une logique d'aliénation en choisissant une puissance plutôt qu’une autre. L'Europe a accumulé les torts ? Rien ne justifie pour autant de s'abandonner à Poutine. Au fond l'Afrique, est comme l'Europe, sommée d'ouvrir des voies nouvelles. Et ce d'autant plus, que les conséquences des conflits européens la touchent de plein fouet. D'abord parce que les cultures vivrières endogènes de l'Afrique (mil, Sorgho) ont été réduites au profit du blé importé, dont le cours explose avec la guerre.
J’évoque les enjeux alimentaires, mais ils ne sont qu'une petite partie des crises générées par l'instabilité ouverte par la guerre en Ukraine. Le non-alignement de l'Afrique et sa volonté légitime d'émancipation posent à la vérité la question de la fin de ses dépendances subies et des interdépendances encore à construire. À l'Europe de choisir entre la voie de la raison mutuelle, à savoir une logique qui respecte la souveraineté des états africains, ou l'entêtement dans un modèle postcolonial dépassé fondé sur le maintien des préjudices écologiques et la prédation économique entretenue.
Si nous savons penser et agir ensemble, nous pourrons sortir de ce qu'Achille Mbembe, appelle le brutalisme et qui n'est que l'autre nom de la destruction systématique de l'environnement, la déshumanisation des peuples, et le sacrifice de celles et ceux que l'économie capitaliste et la domination coloniale tiennent pour des quantités négligeables. Mais pour l'heure, qu’avons-nous, aux yeux de l'Afrique, à opposer au modèle de Poutine ? L'Europe peut-elle être autre chose qu'un empire ? Elle le doit.
Si le mot altermondialisme conserve encore un sens, il est certain que l'avenir de celui-ci se joue en grande partie dans la capacité de l'Union européenne à ouvrir un cycle de discussions d'égal a égal avec l'Afrique, débarrassé de la condescendance, d'une pitié aussi embarrassée que vide, et du cynisme de qui pense que faire couler le sang sur le continent africain est un moyen légitime de s'enrichir. Au moment où l'Europe prétend construire un autre ordre mondial que celui voulu par Poutine, la manière dont nous considérons et traitons l'Afrique en dira beaucoup, plus que de longs discours, sur nos intentions manifestes.