Le prix des choses
Je viens à mon clavier comme Sisyphe à son rocher, avec le sentiment d’un éternel recommencement. La politique et la pédagogie ont ceci en commun, qu’elles sont l’art de la répétition. On me passera l’expression, mais elles demandent toutes les deux, en outre, de ne pas trop prendre les gens pour des cons… Les dernières mesures prises par le gouvernement pour faire face à la hausse des coûts sont tout simplement stupéfiantes : campagne électorale oblige, le premier ministre a sorti à la hâte le carnet de chèque de l’État. Pourtant, depuis le début du quinquennat, rien n’est fait pour combattre la pauvreté et la précarité. Rien n’est fait pour faire reculer les inégalités. Au contraire, le macronisme s’obstine à mener une politique « de classe », au seul profit des mieux nantis. Comment croire alors que soudain le gouvernement est pris de compassion pour celles et ceux que sa politique foule au pied ?
Alors, oui, pour mettre les choses dans l’ordre, nul ne conteste la dureté de la période. Et il y aura forcément des heureuses et des heureux parmi les françaises et les français qui bénéficieront des 100 euros promis. Mais le soulagement sera de courte durée.
Car ce qui saute aux yeux, c’est une fois encore l’improvisation totale d’un gouvernement qui, face à la conjonction des questions environnementales et sociales, semble être comme un lapin de garenne pris dans la lumière des phares d’un SUV. Il y a quelque chose de consternant à regarder ce pouvoir s’agiter, d’avantage mu par la peur de la colère que par l’amour du peuple. On sent qu’ils craignent que « ça pête », raison pour laquelle au lieu de se concentrer sur les catégories les plus durement touchées par l’augmentation des matières premières et du carburant ils tentent de prévenir la grogne des classes moyennes éprouvées. Voilà ce qui explique l’absence de ciblage, dénoncé à juste titre par l’UFC que choisir, qui a dénoncé « une mesure qui ne tient pas compte des dépenses réelles ». Pourquoi une telle improvisation ?
La question du prix de l’énergie n’est pas nouvelle. Elle est même lancinante, prévisible, quantifiable. Elle nous rappelle la matérialité des infrastructures qui organise nos sociétés et nos dépendances. Bref, elle nous rappelle que l’énergie, qui conditionne notre subsistance n’est pas une question d’intendance technique périphérique mais une question politique première, vitale, existentielle.
Elle l’est même deux fois. Vitale, donc, car d’elle dépend aujourd’hui notre qualité de vie. C’est la question de « la fin du mois ». Existentielle, aussi, car sa production et son usage tels qu’aujourd’hui structurés entrainent l’effondrement climatique et biologique en cours… C’est la question de « la fin du Monde ».
Tout cela, encore une fois est su. Même celles et ceux qui feignent de l’ignorer le savent, et depuis fort longtemps. Aux premiers rangs desquels nos « fleurons » industriels le Groupe TOTAL et ELF (à l’époque) qui depuis 50 ans connaissaient tellement les conséquences climatiques catastrophiques de l’origine de leurs profits qu’ils ont dépensé des milliards en lobbying pour dissimuler cette effroyable vérité. Et pourtant… D’où vient donc cette malédiction qui fait que « nous ne voulons pas croire ce que nous savons », comme l’écrit mon ami Philippe Meirieu ? Peut-être du fait que nous n’arrivons pas à accepter le véritable prix des choses…
Il y a depuis la révolution industrielle une grande illusion qui a été entretenue au service d’une croissance des biens matériels sans précédent dans l’Histoire de l’humanité. Cette illusion se résume en quelques mots. Nous avons voulu croire que nous aurions pour toujours accès à une énergie quasi infinie, bon marché, et sans conséquences environnementales notables. Or, rien n’est vrai, ni possible - à vrai dire - dans ce postulat sur lequel continue pourtant de reposer l’ensemble de notre organisation économique et sociale, de production, de consommation et nos modes de vies.
La violence de la crise écologique implique désormais que le temps des chimères soit révolu : la promesse folle d’une croissance matérielle infinie dans un monde fini, et celle d’un ruissellement automatique des richesses qui dispenserait de lutter contre els inégalités ont généré trop de souffrances et de dégâts.
La réalité est bien différente des mythes qu’on nous a trop longtemps servi. Je l’écris une fois de plus : notre modèle de production, de consommation, d’organisation du temps et de l’espace, est incompatible avec les réalités écosystémiques de notre planète. Point. Nier cela, c’est s’empêcher de résoudre les problèmes qui nous blessent. C’est vrai à l’échelle mondiale comme à l’échelle nationale. De ce point de vue, la crise causée par le mouvement des gilets jaunes était tout autant le fruit des conséquences de la mondialisation et de la métropolisation de l’économie qui met en concurrence les régions du monde entier, que le révélateur des impasses de notre aménagement du territoire et de notre dépendance congénitale aux énergies fossiles. Ce n’est pas par hasard si l’urgence écologique portée par la génération climat et la demande de justice sociale émanant de la France des Ronds-points ont émergé au même moment. Elles sont le fruit de la compréhension de l’impasse d’un modèle désormais largement refusé, qui détruit la planète et détériore les conditions de subsistance de celles et ceux qui la peuplent.
La grande hypocrisie consiste à faire croire que ce sont les classes populaires qui empêchent la transition écologique, par leur refus du changement. C’est bien évidemment faux. La réalité c’est qu’on les cadenasse à double tour dans des contradictions impossibles à dénouer à l’échelle individuelle. Je veux parler ici de fameuses dépenses contraintes, c’est-à-dire pour parler en termes moins élégants de la pression financière qui prend à la gorge des millions de foyers, obligés de compter à l’Euro près pour boucler un budget déjà très précaire. Je reprends ici les mots de Dominique Marnier, le président de Familles rurales : « Dans les territoires ruraux, il n’y a pas d’alternative à la voiture individuelle. Donc la voiture individuelle, elle s’impose. C’est une contrainte réelle pour les habitants ». En milieu rural, « les services de proximité se sont éloignés ces dernières années ». La situation que nous vivons ne tombe donc pas du ciel. Elle est le fruit d’un abandon.
Dans le même temps, une étude menée par Lucas Chancel, confirme ce que nous disons depuis longtemps : ce sont les plus riches qui contribuent le plus au dérèglement climatique, et ce sont les ménages les plus modestes qui ont fait le plus d’effort pour s’adapter. On voit donc toute l’injustice qu’il y a à pointer du doigt les catégories populaires en leur imputant faussement des responsabilités qui ne sont pas les leurs. Qu’on me comprenne bien : nul ne doit s’exonérer des efforts à conduire pour « sauver le climat ». Mais au lieu de bricoler des mesures d’urgence qui ressemblent à du clientélisme électoral et ne règlent aucun problème de fond, engageons enfin les réformes dont nous avons besoin. Elles reposent sur 3 axes. Que je résume avec 3 verbes que j’affectionne, ici utilisés pour évoquer la colonne vertébrale des politiques publiques à mettre en œuvre pour changer de modèle.
Réparer.
Dans le cas présent, cela passe par la réparation de territoires conçus aujourd’hui pour la voitures. Il s’agit donc de développer le plus rapidement possible des modes de déplacements alternatifs à la voiture : le vélo, la marche et les transports en commun dans les zones urbaines. La multiplication des petites gares et la réouverture massive de « petites » lignes pour mailler les zones péri-urbaines et rurales. N’envisager les urbanisations futures qu’à proximité d’axes de transports collectifs structurants. La réparation doit aussi être fiscale. Car là encore, le Gouvernement est duplice. Que le carbone soit fiscalisé de manière juste, c’est à dire élevé car son impact l’est énormément, est juste. Mais le problème est que ce ne sont aujourd’hui que les contribuables « captifs » qui payent. Dans le même temps, tout est fait pour laisser prospérer l’évasion fiscale. Les paradis fiscaux sont vaguement réprimandés mais officient toujours, comme les scandales réguliers le démontrent. L’impôt sur la fortune a été supprimé. Le ministre des Finances et donc la France ont œuvré pour cantonner le projet d’impôt minimum mondial sur les entreprises au taux insuffisant de 15% alors qu’il devrait être de 25% pour commencer à être efficace. La taxe sur les transactions financières pourtant simple à prélever reste pour l’heure lettre morte. Sans justice fiscale, il ne peut y avoir de lutte contre le changement climatique. C’est la plus importante des injustice à réparer si on veut pouvoir se tourner vers l’avenir.
Protéger.
Dans cette période de bifurcation, il faut protéger les plus vulnérables qui sont aussi ceux qui, je l’ai dit, ont déjà le plus contribué aux efforts de lutte contre le dérèglement climatique et qui ont le moins de marges de manœuvre individuelle pour en faire davantage. D’où le « chèque énergie » ciblé en direction de celles et ceux pour qui les solutions alternatives à la voiture, par exemple, n’ont pas encore pu être proposées. A cela s’ajoute ce que j’appelle un « 13e mois écolo ». Il consiste à réduire les dépenses contraintes des foyers, notamment les plus fragiles. Par la baisse de la facture de chauffage grâce à l’isolation des logements, par la réduction drastique des emballages et des déchets à la source, par la gratuité des premiers kilo watt/heure et des premiers m3 d’eau, par des tarifs sociaux améliorés pour les transports en commun et les cantines, par le développement de filières courtes alimentaires pour l’accès à des produits frais de qualité bon marché, par le développement des transports alternatifs afin de permettre au maximum de foyer de se passer d’une de leurs voitures quand ils en ont plusieurs, voire de s’en passer complètement.
Préparer.
Il s’agit d’anticiper les mutations à venir en favorisant les filières de production, d’usage et de réparation qui permettent d’impulser un modèle intense en emplois mais très économe en matière première et en importation de produits manufacturés et numériques. D’installer massivement de nouvelles infrastructures de productions renouvelables d’énergie, mais également d’imaginer et de construire les mutations à venir avec une agriculture plus locale, plus créatrice d’emplois et davantage rémunératrice.
Je ne détaille pas davantage en détail les mesures, parce que la note de cette semaine est un peu longue, trop sans doute. Elle ne sera pourtant pas exhaustive tant le sujet qui nous occupe, est transversal et étend ses ramifications dans tous les domaines de la société.
L’enjeu des temps qui viennent est celui de la lucidité. Voir clair dans le marché de dupes d’une société de surconsommation qui débouche sur des pénuries, et d’une promesse de prospérité qui tourne à la dévastation généralisée.
Et j’en reviens à mon propos plus haut. Nous avons été abusés sur le vrai prix des choses. Depuis des décennies, les « externalités négatives », sociales, environnementales, humaines, morales, qu’entraine notre modèle dit « de développement » sont soigneusement dissimulées. Mais cet escamotage ne pouvait durer qu’un temps. Il nous explose aujourd’hui au visage. La promesse intenable n’est plus tenue. Et les tenants du statu quo continuent pourtant de raconter la même fable.
Nous autres, écologistes, sommes celles et ceux qui, inlassablement, tentons d’orienter les regards de la société sur ce que les puissants de ce monde mettent tant d’énergie à dissimuler. Oui, nous sommes celles et ceux qui révélons le vrai prix des choses. Non pas car nous nous réjouirions de voir ces prix augmenter. Encore moins car nous voudrions que les plus fragiles et les plus pauvres soient privé.e.s. Mais parce que nous savons que ce modèle qui promet l’abondance pour tout le monde est en train de générer une société de pénuries pour le plus grand nombre… Et qu’à ce jeu, ce sont évidemment les plus faibles qui perdent. Et ils perdent déjà.
J’en finis. Reprendre le pouvoir sur nos vies, c’est, grâce à l’écologie, reprendre la main sur ce dont dépend notre substance et notre bonheur. C’est tenter de se passer de ce qui nous soumet à des dépenses intenables et à des conséquences environnementales qui défigurent notre planète et menacent nos vies. C’est, enfin, faire payer par les plus riches - qui sont aussi les rentiers du modèle qui nous a mené au bord du gouffre – l’indispensable bifurcation de nos sociétés. C’est reprendre lien avec ce qui compte vraiment et nous fait aimer la vie : des activités et des emplois qui ont un sens, du temps libre pour les nôtres, des loisirs, de la culture, le contact de la nature et des saisons, le goût des bonnes choses.
C’est ce que j’appelle la sobriété juste. Elle a aussi l’avantage d’être heureuse. Et cela, ça n’a pas de prix…