L’Europe commence à Varsovie.
Heures sombres au cadran de l’Europe. Nous venons de franchir un nouveau cap dans le délitement de l’Union Européenne. La décision rendue jeudi 7 octobre en Pologne par le tribunal constitutionnel est grave. Elle juge en effet que certains articles des traités européens sont incompatibles avec la Constitution polonaise et entravent la souveraineté du pays. De fait c’est une rupture avec une idée motrice de l’union Européenne : la primauté du droit de l’Union. La remettre en cause, c’est en réalité ouvrir une boite de Pandore qu’on pourra difficilement refermer. Le parti au pouvoir en Pologne, le PIS le sait bien, qui mène depuis des mois un bras de fer avec l’Europe, flirtant allègrement avec l’idée d’un « Polexit ». Quelle tristesse.
Dans les années 70 et 80, la Pologne a pu constituer le symbole des combats pour la démocratie. Je me souviens du petit badge Solidarnosc que des personnalités arboraient pour marquer leur soutien au peuple polonais en lutte. Je me souviens aussi des lunettes noires du Général Jaruzelski, qui, à elles seules, incarnaient l’arbitraire du glacis soviétique. Si j’évoque mes souvenirs personnels, c’est que cette mémoire doit être fertile. Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui à l’Est de l’Europe, nous devons nous souvenir d’où nous venons. Je sais que la mémoire de la seconde guerre mondiale et de ses suites géopolitiques ressemble de plus en plus à un spectre qui chuchoterait à nos oreilles des mots inaudibles. Mais nous ne venons pas du vide : l’Europe s’inscrit dans une histoire plus longue que les courbes sondagières qui seules motivent les démagogues. Hier, la société mobilisée derrière le rideau de fer, ses luttes syndicales et politiques pour la liberté, étaient pour nous tous et toutes, une prolongation naturelle de nos engagements. Les soutenir nous était naturel. Et la construction européenne que nous espérions, était aussi un moyen de donner une issue à des peuples opprimés. Nous ne parlions pas un mot de Russe, pour la plupart. Mais les mots « glasnost » et « pérestroïka » nous sont devenus familiers. La chute du mur de Berlin nous a fait vibrer comme si c’était notre propre jeunesse qui s’ébrouait dans une ville qui se rendait enfin à elle-même.
Dans ces années, pas si lointaines, l’Europe a soutenu politiquement mais aussi et d’abord financièrement la réunification de l’Allemagne. Voilà pourquoi d’ailleurs j’invite amicalement mes amis d’outre-Rhin à faire preuve de la même solidarité quand il s’agit d’arbitrer politiquement des questions budgétaires : la question de la lutte contre les déficits ne peut être l’alpha et l’oméga de notre projet européen. Hier, accueillir au sein de l’Union les pays de l’est, c’était enfin réunifier un continent morcelé par la guerre, chaude ou froide, et faire le pari d’une dynamique politique qui arrimerait aussi ces nations aux nôtres en termes de valeurs partagées. Nous avons choisi l’élargissement plutôt que l’approfondissement, pour reprendre les termes du débat de l’époque. Je ne renie pas ce choix. Mais le pari est en train d’échouer. Et si nous n’y prenons garde la maladie qui nous frappe tuera l’Europe. J’entends par avance des voix s’élever pour dire « faisons sans la Pologne et la Hongrie après tout »… Nous devons refuser de voir l’Europe se défaire maille près maille. En Pologne comme en Hongrie ou en République Tchèque, nous devons nous tenir aux côtés des femmes, des jeunes, des démocrates qui réclament le respect de leurs droits fondamentaux et veulent un autre avenir que celui que leur promettent des régimes dont la main de fer ne prend pas la peine de se ganter de velours.
Je l’ai écrit plus haut. La Pologne a symbolisé nos espoirs. Elle est pour l’heure, le miroir de nos craintes. Elle est devenue aujourd’hui l’une des places les plus ardentes du front des extrêmes qui s’opposent aux valeurs fondatrices de l’Europe. Et je dois dire que nous sommes aujourd’hui bien désarmés face à cette contagion du populisme qui gagne une part importante de notre continent. Pour parler clairement, l’idée européenne a du plomb dans l’aile. Quand je vois Michel Barnier, pour ne citer que lui, européen convaincu, qui à l’automne de sa vie politique jette soudain par la fenêtre nombre de ses convictions pour gagner la primaire d’une droite sous influence Zemmourienne, je me dis que quelque chose est pourri au royaume de l’Union.
Pourtant l’avenir n’est pas écrit : en Grande Bretagne, le réveil post Brexit ressemble à une violente gueule de bois. L’ivresse anti-européenne a débouché sur une impasse. Nous le savions. Mais nombre d’yeux, encore embués par la colère il y a peu, le voient désormais. Nous devons donc tenir bon la digue européenne. Le combat est multiple : contre les libéraux frelatés qui jugent que seule la finance vaut qu’on meure pour elle et font de l’évasion fiscale une règle non écrite, contre les xénophobes qui attisent la haine, font fructifier leur magot électoral à coup de mensonges, et théorisent que les migrants peuvent bien mourir sans que cela ne leur pose problème, contre les tièdes qui pensent que les mauvais compromis sont tout ce que nous pouvons espérer alors même qu’ils tuent l’Europe à petit-feu.
Connaissant la fibre européenne de Yannick Jadot, le candidat vert à l’élection présidentielle, je me félicite que les écologistes défendent dans la campagne en cours des positions claires, qui résistent à l’air du temps anti européen. La France doit tenir son rang en Europe. Et l’Europe doit se réinventer. Hier François Hollande et les siens ont laissé nos amis grecs sombrer sans mot dire. Ce fût une faute politique et morale majeure. La France aurait du porter le flambeau de la réorientation de l’Europe. La gauche capitulante qui gouvernait alors en a décidé autrement, et s’est agenouillée devant la loi d’airain qui encaserne la volonté politique. Je dis donc à mes amies et amis progressistes que ce n’est pas le moment de détourner le regard. Regardons la vérité en face : de l’Est nous arrivent de sinistres nouvelles. Mais abandonner n’est pas la solution. Le populisme est une gangrène qui se joue des frontières. Alors aujourd’hui comme hier, notre soutien plein et entier doit accompagner celles et ceux qui luttent pour la démocratie. En réponse à la dangereuse décision du tribunal constitutionnel polonais, nous devons dire, plus que jamais : « l’Europe commence à Varsovie. »