L’Europe face à elle-même.

Est-ce la lassitude, la sidération, la tristesse ou la colère ? Mais au risque de sembler pessimiste, je ne vois guère de raisons d’espérer dans la énième crise des migrants qui occupe ces jours-ci nos écrans à défaut d’habiter comme elle le devrait nos esprits. Les images d’êtres humains errant dans le froid à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne sont abominables. Malheureusement, il y a fort à parier que l’effroi retombe bien vite. Ces visages devenus indistincts, ces vies devenues abstraites, peupleront un temps notre paysage mental, avant de disparaitre comme mille autres avanies que notre modèle de société engendre. C’est ainsi que la roue des émotions tourne, une nouvelle chassant la précédente, et que l’indifférence de l’oubli finit recouvrir l’indignation. Ainsi chemine la fatalité. Et à ses côtés marche toujours sa siamoise : la résignation. Pourtant, loin du champ des caméras, les vies des migrants continuent de se briser. Malmenés, ballotés, rejetés, abandonnés, déshumanisés, ces femmes, ces hommes et ces enfants n’existent plus dans la particularité de leur existence. Ils et elles forment la masse indéfinie des migrants. Cette indifférenciation permet d’éviter de véritablement plonger nos yeux dans les yeux de celles et ceux qui ont quitté leur patrie pour embrasser le chaos de l’exil. Voir les migrants comme une foule indistincte permet de ne pas vraiment voir le père naufragé, épuisé, portant à bout de bras son nouveau-né hors des flots, avant qu’ils sombrent ensemble, pour l’éternité, dans les abysses de la Méditerranée et de notre déni. Faire des migrants une globalité évite ainsi de s’identifier. On peut dès lors plus facilement refuser de se mettre un instant à la place de ces mères en danger. Ne surtout pas s’imaginer enceinte, en train d’essayer de franchir un col alpin pour tenter d’offrir un avenir au bébé que l’on porte.  

 

L’anonymat est un linceul commode pour des yeux oublieux. Alors je veux d’autant plus rendre ici justice au travail remarquable entrepris par une poignée de femmes et d’hommes pour redonner un nom aux morts anonymes, pour les rendre à leur identité et donc à leur humanité. Comme il faut saluer le combat inlassable de celles et ceux qui continuent à plaider et à agir pour un accueil digne de ce nom, au risque d’être accusés et accusées de complicité avec les passeurs et parfois condamnés par la « justice » de leur pays.

 

La situation à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne est le symptôme de toutes nos lâchetés, combinée au cynisme des tyrans qui se jouent de nos faiblesses. Années après années, l’Europe n’a fait que durcir sa position sur ce que l’on appelle pudiquement la question migratoire. En intériorisant le récit de l’extrême-droite, nous avons nous-mêmes ouvert la voie au chantage odieux qu’exercent les pays totalitaires, alliés politiques des Partis nationalistes xénophobes européens. C’est ainsi que la bête se nourrit d’elle-même. Les discours appelant à plus de fermeté se multiplient, projetant le fantasme d’une Europe prise d’assaut et dont la seule planche de salut serait de se transformer en forteresse. Cet imaginaire va de pair avec la fable d’une Union européenne se définissant avant tout par ses frontières. Cette conception de l’Europe est connue. C’est celle de la prétendue guerre de civilisation et du droit du sang. On sait la musique qui colle à ces paroles : c’est celle de la guerre. De tous contre chacun. C’est pourquoi les fondateurs de l’Union européenne, au lendemain de la seconde guerre mondiale, avaient forgé un idéal européen appuyé avant tout sur des valeurs fondamentales, tournant ainsi le dos aux pulsions de mort qui avaient conduit aux heures sombres de notre continent.

Mais toutes et tous les combattantes et combattants des libertés et de l’émancipation le savent : les avancées dans ces domaines ne sont jamais acquises. Et partout en Europe, les fantassins de l’identité multiplient les diatribes anti-immigration. Ils flattent les bas instincts et font des étrangers les coupables de tous nos maux. 

 

En France le débat prend une forme particulière avec l’émergence du sujet du grand remplacement dans la campagne présidentielle. Ce « concept » n’est pas nouveau, il ne vient pas de nulle part et on connait sa généalogie. Celle-ci prend ses racines dans l’extrême droite la plus réactionnaire, antisémite, raciste et antirépublicaine. Désormais, c’est en son nom que des attentats ont été commis à Christchurch et ailleurs. Ces mots et ces idées-là tuent. Ils sont même faits pour cela… Il faut donc nommer ceux qui en revendiquent l’usage pour ce qu’ils sont : des propagateurs de haine qui arment l’esprit des tueurs. 

 

« Si les réponses de ces gens-là sont sans doute excessives, il faut tout de même convenir qu’ils posent de bonnes question… » Combien de fois avons-nous entendu ce pseudo argument, qui n’est que la première marche de l’échafaud… En l’utilisant, on voudrait nous contraindre au silence. C’est ainsi qu’avant même que nous n’ouvrions la bouche, on nous met en demeure de réviser nos positions en nous sommant de ne pas tomber dans l’angélisme qui nourrirait la montée du racisme et du succès électoral de ses promoteurs. C’est là une dialectique qui désormais fait flores : le sexisme et la misogynie sont la faute des féministes ; l’homophobie celle des luttes LGBT ; et le racisme celle des antiracistes. Appeler aux respect des valeurs fondamentales de notre République, c’est donc bien entendu être antirépublicain… Refuser de se vautrer dans le purin xénophobe élevé au rang de « pensée » subversive, c’est être « bien-pensant »… Comme si désormais, vouloir penser la bienveillance était preuve de dégénérescence. Triangulation de la pensée et inversion des valeurs font du paysage politique un champ de ruines où poussent des fleurs empoisonnées dont le parfum enivre jusqu’à mener à la barbarie. Face à cette injonction à accepter la haine comme adjuvant nécessaire à l’exercice du pouvoir, il faut assumer de dire des choses simples. Non, les prêcheurs de haine ne posent pas les bonnes questions. Car leur concéder le bienfondé des problématiques qu’ils formulent, c’est consentir à raisonner dans leur monde habité d’une histoire frelatée et nourri d’une nostalgie fantasmée. C’est aussi accepter la diversion qui consiste à débattre sur des boucs émissaires quand dans le même temps, les commanditaires des véritables périls qui nous guettent sont laissés en paix. Ce n’est pas le trop plein de paroles humanistes qui provoque le marasme dans lequel nous nous débattons. Je formule même l’hypothèse inverse : c’est notre silence et nos renoncements qui font notre faiblesse. Car il en va toujours de même face à l’extrême-droite : chaque millimètre qui leur est abandonné, chaque micro-consentement à leurs thèses, est immédiatement occupé et nous approche du chaos. Il ne faut dès lors renoncer sur rien, ne rien céder, ne jamais reculer. Rien ne doit nous faire intérioriser que l’air du temps est acquis aux idées rancies qui dégradent notre pays et notre continent. 

 

Je note donc avec satisfaction que Yannick Jadot ne fléchit pas sur l’essentiel quand on lui intime l’ordre de renier ses convictions. Il a raison de ne pas céder un pouce de terrain. La question de « l’identité » mérite d’être posée à une nouvelle aulne… Car si on veut absolument parler d’identité, je pense que les entrepôts Amazon qui pullulent sont plus dangereux pour ce que sont la culture et les paysages de notre pays qu’une famille de réfugiés venue chercher asile. La métropolisation de la France et le déménagement de nos territoires, voilà ce qui les défigure. Et si nos terroirs sont menacés, c’est par cette mondialisation ultra-libérale qui dicte ses règles uniformisantes. Nous fabriquons un monde où les marchandises peuvent faire le tour de la planète en la détruisant au passage, mais où les humains à la recherche d’un sort meilleur n’ont pour leur part plus de terre ou poser leur maigre baluchon. Ce monde, injuste, inégal, violent, ne fait que produire davantage de misère et de désolation, et donc de migrations.

 

L’Europe doit donc accomplir son devoir, en restant fidèle à son socle de valeurs. L’humanisme n’est pas un problème : il est le chemin à suivre pour sortir du piège qui nous enserre. Poutine a testé ces jours-ci notre résistance. Et nos réactions ont montré notre fragilité. La leçon à retenir est que si nous continuons à perpétuer la fiction des frontières européennes infranchissables, nous offrons à la fois une prise géopolitique incroyable aux pressions de ceux qui veulent nous affaiblir ainsi qu’un argument de campagne à leurs alliés de l’intérieur de l’Union européenne que sont les partis d’extrême-droite. Du pessimisme, dont je vous priais de m’excuser, je passe donc à la détermination. Nous n’avons pas le droit de baisser les bras. Construire des murs n’est qu’une illusion dangereuse. Et nous continuerons à le dire, d’autant plus fort que nous sommes à cette heure peu à le faire. Nous sommes lucides face aux retours de ces vieilles ennemies qui se sentent aujourd’hui ragaillardies. La nuée des périls qu’elles annoncent ne pèsent nullement sur nos frontières, mais sur nos valeurs. C’est désormais nous autres, écologistes, qui tenons désormais fermement le drapeau qui, du siècle des Lumières à la Révolution puis à celui des émancipations sociales, a servi de boussole face aux tentations régressives. Dans ce moment décisif, où l’ombre et la lumière se disputent et où l’Europe est face à elle-même, ma conviction est qu’il n’y a pas de fatalité à ce que du clair-obscur ne surgissent que des monstres. L’Histoire est de facture humaine, nous pouvons donc la conduire vers des jours meilleurs. C’est en portant haut et fort nos valeurs que les tenants du nationalisme seront renvoyés à la place qui doit être la leur : dans les limbes d’un passé révolu.

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