Mort d’un livreur à vélo.

Littérature, cinéma et théâtre sont des miroirs de notre société. J’emprunte donc mon titre à Arthur Miller, qui écrivait « mort d’un commis voyageur », une pièce qui dressait, en 1949 un portrait peu reluisant de l’Amérique de l’après-guerre et de sa religion de l’argent, à travers le portrait d’un vendeur. Pour décrypter la réalité de notre temps, il faudrait aujourd’hui écrire sur la condition des livreurs qui sillonnent les rues de nos villes, aux ordres des plateformes. Ces livreurs sont les rouages invisibles d’un modèle économique qui les écrase. 

Nous les voyons sans les voir, silhouettes anonymes et interchangeables, aux chasubles floquées des logos des firmes qui utilisent pourtant leur force de travail sans les salarier. Parfois, un incident vient nous rappeler que derrière les clics et les algorithmes qui dopent les résultats des plateformes, il y a des êtres humains, des femmes et des hommes dont la subsistance se paye du prix de leur aliénation.

Parfois le prix est plus lourd encore.

Jeudi 6 mai, peu avant 21h, les secours sont intervenus sur un accident de la route à l’angle des rues Raspail et Victor Hugo, à Sotteville-lès-Rouen, Un livreur à vélo de la plateforme Uber Eats a été renversé par une Renault Twingo. Le véhicule qui arrivait par la gauche, dans une zone limitée à 30km/h n’aurait pas pu éviter la collision. L’homme de 41 ans est décédé sur place malgré les soins prodigués par les services de secours. Une enquête est en cours.

Un homme est mort, arraché à l’amour des siens.

Un homme est mort, après une journée harassante, où chaque coup de pédale sous la pluie le rapprochait de sa fin.

Un homme est mort, rejoignant la cohorte de ses collègues tombés dans des circonstances avoisinantes. Il se prénommait Chahi, avait 41 ans. Il venait du Nigéria. Il avait une femme et quatre enfants. Je pense bien sûr à sa famille. Mais aussi à ses milliers de collègues. Car ces derniers mois, les accidents mortels se sont multipliés.

 

A travers la planète, la pandémie et les confinements qu’elle a engendrés, ont entraîné une explosion des livraisons de repas, pour le plus grand profit des plateformes, mais également une augmentation des accidents mortels de coursiers. Les nouveaux forçats du bitume parcourent des kilomètres et des kilomètres. La difficulté de la tâche est patente : pour eux le vélo n’est pas une distraction, mais bel et bien l’outil qui use leur corps. La prétendue dématérialisation de l’âge numérique leur est étrangère. Nous cliquons, ils triment. Nous mangeons, ils transpirent. La facilité de nos agapes à domicile se forge dans la douleur de leurs efforts. Je ne l’écris pas par souci de sensationnalisme ou par goût du pathétique, mais pour donner chair à ce que masquent les plateformes : l’exploitation.

 

Les conditions de travail et le régime sous lequel les livreurs opèrent constituent des reculs manifestes des droits sociaux. En leur imposant de fait un pseudo statut d’autoentrepreneur, les plateformes s’exonèrent de leurs responsabilités. L’absence de contrat de travail et de toute forme de protection sociale ouvre la porte à tous les excès, malgré la subordination évidente qui existe entre ces livreurs et les plateformes qui les utilisent. 

 

Au moment où l’Europe envisage, au sommet de social de Porto, que soit garanti partout un salaire minimum, les livreurs ne bénéficient d’aucun socle salarial minimal. Ils sont rémunérés à la tâche, sans indemnisation de leur temps d’attente, sans tenir compte des kilomètres parcourus.

 

Le capitalisme de surveillance sur lequel repose le modèle économique des GAFAM, met la technologie numérique au service de la captation de nos données personnelles, nous réduisant à des consommatrices et des consommateurs captifs. Il s’articule avec le capitalisme de plateforme qui entreprend de manière méthodique une remise en cause des droits attachés au travail, ces droits arrachés au fil des décennies par des luttes successives et forgés par un rapport de force inlassable entre travailleuses et travailleurs, et ceux qui tirent bénéfice de leur travail.

 

Voilà pourquoi la pseudo « coolitude » du capitalisme en baskets n’effacera pas notre connaissance de l’histoire sociale. 

 

La tentation des dominants, depuis toujours à travers les âges, a été de détourner à leurs profits la force de travail du plus grand nombre. Des différentes formes d’esclavage à la concentration du capital et des moyens de production au détriment des ouvrières et des ouvriers qui les font fonctionner, en passant par le monopole de la propriété de la terre.

 

Après bien des luttes, Le XXe siècle aura été celui qui aura vu s’inscrire juridiquement la tentative d’un rééquilibrage visant à donner des droits à celles et ceux qui travaillent. Mais ces avancées sont toujours fragiles et jamais acquises. Et, toujours, celles et ceux qui souhaitent jouir sans entrave de leur position au détriment d’autrui, tentent de renforcer leur domination pour décupler leurs profits.

 

Ainsi, le jour de l’élection présidentielle américaine qui a vu la victoire de Joe Biden, un référendum avait lieu sur diverses questions en Californie. La Californie est le berceau de cette « nouvelle économie » avec la Silicon Valley. Un cartel d’entreprises dont le modèle repose sur le capitalisme de plateforme, parmi lesquelles Uber, a soutenu à grand renfort de lobbying et de campagne, la proposition 22. En quoi consistait cette proposition ? Tout simplement à autoriser une législation qui exempte les entreprises des exigences du droit du travail en matière de santé, d’assurance chômage, de sécurité dans les conditions de travail et même… d’indemnités pour accident de travail, comme les prestations de décès. Cette proposition a été adoptée, au sein même de l’état où le Président démocrate Joe Biden, défenseur du syndicalisme, a recueilli le meilleur score...

 

L’uberisation du monde rendue possible par les évolutions technologiques liées au numérique et - nous dit-on - inéluctable, constitue en vérité l’habillage de la mise en pratique de principes qui sont, eux, vieux comme le monde, parmi lesquels l’exploitation du plus grand nombre au profit de quelques-uns. 

 

Derrière le récit prétendument moderne d’une « nouvelle économie » censée incarner le progrès et la réussite, on assiste en vérité à une grande régression des droits humains et sociaux, en même temps qu’à une « dé-terrisation» de l’économie qui gaspille sans compter les ressources naturelles. Telles sont les « externalités négatives » de cette société de consumation que le capitalisme de surveillance et de plateforme accélère et amplifie.

 

Dans ce grand maelström des mutations en cours le drame de Chahi et de sa famille est censé demeurer invisible. Que pèse Chahi face à la marche du monde ? Pourtant, parfois, l’information parvient à nos oreilles. Et elle nous oblige à nommer les maux qui nous touchent. Je refuse d’appeler progrès les évolutions qui broient les humains et détruisent la nature. Leur progrès n’est pas le nôtre.

 

Une autre vision du progrès est possible.

 

On célébrait cette semaine les 20 ans de la loi Taubira portant reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Je ne suis pas spécialiste de la traite transatlantique, et n’ignore pas que les questions mémorielles sont piégées. Mais je veux dire ceci. Toujours l’humanité grandit quand elle combat l’arbitraire et l’exploitation. Comparaison n’est pas raison, mais notre histoire nous enseigne que le progrès humain demande de se battre contre le sort injuste que les dominants veulent imposer pour en tirer bénéfice. Je le répète, une autre vision du progrès est possible. C’est celle qui, de Spartacus à Toussaint Louverture, a toujours tenté de libérer les esclaves du joug qui leur était imposé ; c’est celle qui en 1789 a vu la servitude reculer ; et c’est celle qui des canuts lyonnais aux syndicats d’aujourd’hui a vu les ouvriers revendiquer, obtenir et défendre des droits.

 

Tous les combats que j’évoque ne furent ni de même ampleur, ni de même durée. Mais ils fondent notre espoir sur une mémoire de longue haleine. 

 

Retour au temps présent. Grâce aux combats menés, les choses commencent à bouger. Plusieurs décisions de justice ont mis à mal les arguments fallacieux des entreprises qui espéraient se dissimuler derrière des arguties et des mensonges. 

 

Ensemble, il s’agit d’aller plus loin. Le droit social doit prendre en compte les nouveaux registres d’exploitation portés par la numérisation du monde.

 

Aux pessimistes qui glosent sur notre inéluctable défaite je veux dire que rien n’est joué. L’Espagne vient de reconnaître aux livreurs un statut de salariés et exige de plus la transparence des plateformes sur le fonctionnement de leurs algorithmes, qui devra désormais être communiqué aux organisations syndicales. C’est la moindre des choses. Cette avancée est exemplaire. M’est avis que l’Europe devrait avoir pour rôle l’harmonisation par le haut des conditions de travail. On en est malheureusement loin. Il faut saluer ici le travail constant des organisations syndicales. Le combat contre les abus des plateformes n’en est qu’à ses balbutiements. Chacune et chacun doit comprendre que ce qui se joue, c’est une certaine vision de notre avenir.

 

Le modèle des plateformes est exactement celui que nous combattons. Le capitalisme de plateforme conjugue menace des libertés publiques par la captation indue de nos données, attaque contre les écosystèmes en encourageant le gaspillage et la surconsommation, et démantèlement des acquis sociaux par la précarisation des subalternes qu’il exploite.

Voilà ce que nous n’avons pas le droit de perdre de vue

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