Ukraine, rien à faire ?
Connaissez vous l'Ukraine ? Moi, non. Ou du moins, à peine. Dans une autre vie, alors apprenti comédien, j’ai passé, en 1998, une semaine à Kiev en participant à un festival de théâtre où nous jouions « En attendant Godot ». « Rien à faire. » est la première réplique de ce classique du théâtre contemporain qui met en scène la fatalité de la condition humaine. Plus loin, un personnage, Pozzo, prononce une sentence pleine de désespoir : « Elles accouchent à cheval sur une tombe. Le jour brille un instant, puis c’est la nuit, à nouveau… ». Mon propos, aujourd’hui — et c’est aussi le sens de l’engagement politique tel que je le conçois — est précisément de refuser la fatalité et de sans cesse lutter pour élever notre humanité. Raison pour laquelle, je fais, depuis quelques heures, tout ce qui m'est possible pour sortir ce que m'évoque cette terre d’Ukraine du domaine de l'abstraction. Je sais que l'imagination peine à concevoir la réalité du désarroi d'un peuple qu'on agresse. Les images qui nous parviennent de la guerre ne sont que des fragments : éclairs, explosions, exode.
Sous quelque latitude qu'elles se situent, et malgré les innombrables différences, au fond les images de guerre se ressemblent toutes. Elles nous rappellent l'unicité du genre humain. Le flot des statistiques qui bientôt marquera quotidiennement le récit de cette guerre, ne devra pas nous faire oublier les vies déplacées, perdues, brisées derrière l'anonymat des chiffres. Nous avons le devoir de continuer à voir juste. On sait qu'en temps de conflit armé, la première balle foudroie toujours la vérité. Mensonges et propagande sont les meilleurs auxiliaires de la guerre. Mais toute la violence verbale de Vladimir Poutine ne peut masquer la réalité de l'agression qu'il a préméditée de longue date. Son hallucinant discours où il prétend « dénazifier » l'Ukraine, ne trompe personne. La guerre n'est pas une guerre entre les Russes et les Ukrainiens, mais bel et bien une guerre unilatérale voulue par un despote dont l'objectif est la domination sans partage. Voilà comment l’impérialisme du président Russe a réimporté la guerre au cœur de notre continent. L'Union européenne compte quatre états qui partagent des frontières communes avec l'Ukraine. Notre réaction commune à ce qui se passe en Ukraine est donc essentielle.
Je veux ici alerter sur la tentation qui pourrait être celle de nos dirigeants et peut-être de nous-mêmes. Est-ce si grave de laisser Poutine disposer de l’Ukraine si la stabilité et notre tranquillité sont à ce prix ? Et d’ailleurs, sa volonté de conquête n'est-elle pas en partie légitime ? Cette petite musique capitularde et révisionniste résonne depuis plusieurs mois déjà, entonnée mezza voce ou à pleins poumons par les tenants de la pusillanimité à l'égard des tentations hégémoniques de Poutine. Ils adossaient leur position à une douteuse relecture de l'histoire. Dans leur logique, l'Ukraine est-elle seulement légitime à exister en tant que nation souveraine ? N’est-elle pas, au mieux, une sous-nation appelée à être un état tampon entre la Russie et l’Union européenne ? À ce stade, sachons dire non aux raisonnements biaisés. Non seulement, intérioriser cette logique reviendrait à accepter que certains peuples sont inférieurs à d’autres et ne possèdent pas le droit de disposer d’eux-mêmes. Mais je pense, en outre, que c’est une erreur de considérer que la guerre menée en Ukraine est un « juste retour des choses » qui, à terme apaiserait Vladimir Poutine. Le risque est grand qu’il ne s’agisse là que d’une étape dans une logique de conquête plus vaste. Refuser de s'opposer maintenant au projet de Poutine, c'est se préparer à dévaler un toboggan de concessions à n'en plus finir.
Vladimir Poutine est fort de nos faiblesses et de nos lâchetés. Comment pourrait-il avoir quelque considération vis-à-vis de puissances européennes qui ont accepté de se rendre à ce point dépendantes de lui ? Jusqu’à deux dirigeants des deux plus puissants pays européens, issus des deux plus gros partis de gouvernement, le PPE et les sociaux-démocrates, qui se sont directement vendus à Vladimir Poutine. Je parle de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et de l’ancien premier ministre français François Fillon, marionnettes stipendiées par des firmes russes. Ils n'ont pas le monopole du déshonneur même si leur responsabilité est la plus grande, au regard de leurs anciennes fonctions. La tardive démission de François Fillon ne change rien à l'affaire : le mal est fait. Notre pays est ridiculisé. D'autres n'ont jamais exercé le pouvoir mais y aspirent. Ces prétendus patriotes aux voix de stentors, hier encore, rivalisaient de mansuétude vis-à-vis de Poutine. Ils doivent donc être rappelés à leurs discours. Ces stratèges en carton pâte donnaient moult leçons. Ils faisaient passer les vessies du cynisme pour les lanternes du réalisme dans d’interminables pensum ampoulés, livrés avec un ton professoral qu’il était de bon ton d’écouter avec admiration… « Même si on ne partage pas toutes ses idées, quelle vision ! » entendait-on. Las… Le réel manque souvent de lyrisme. Il nous apparaît quand on se cogne. Nous y sommes. La guerre nous percute. L’Histoire nous mord la nuque. Qu’il nous soit donc permis, à nous autres, modestes au verbe sobre, de rappeler à celles et ceux qui claironnaient que Poutine avait vocation à être notre partenaire, une évidence qui semble ne pas avoir effleuré leurs savants raisonnements : les démocraties doivent se protéger des dictatures. En l'occurrence, il fallait commencer par éviter de faire siens les arguments paranoïaques des despotes, et refuser les doctes analyses faisant de l'OTAN un agresseur potentiel et de Poutine une présumée victime.
Le monde d'après à commencé. Quelle futur voulons-nous y écrire ?Commençons par tirer des leçons de notre passé récent. Géorgie, Syrie, Crimée : combien de génuflexions pavent le chemin de cette nouvelle guerre injuste ? Chacune de nos faiblesses a renforcé Poutine, qui ne comprend que le rapport de force. Penser l'amadouer en le recevant en grandes pompes sous les ors de la République fut une erreur psychologique, diplomatique, et politique. Car Vladimir Poutine poursuit un chemin qui a sa cohérence, et il est difficile de dire qu'il avance masqué. Sa politique s'appuie sur le fait accompli, en violation quasi permanente de toutes les règles internationales. Il impose sa puissance et repousse sans cesse les limites qu'on lui concède. Il faut prendre au sérieux la menace et donc commencer par admettre qu’il y en a une. Réelle. Pas que pour l’Ukraine. Mais également pour nous. Le pacifiste que je suis répugne à l’écrire, mais il convient de se préparer à d’autres offensives et donc à pouvoir nous en défendre. L’ère dans laquelle nous entrons est pleine de périls et nous ne pouvons pas espérer nous y préparer à la manière de l’autruche. Qui ne voit l'urgence de faire vivre une Europe de la défense ?
Pour l'heure, face à Poutine, donc, les sanctions doivent être lourdes. C’est pourquoi le choix de l’arsenal des sanctions financières et économiques par lesquelles nous répondrons à l'entrée en guerre de la Russie est décisif. L’illusion d’un retour au « business as usual » ne doit pas l’emporter. L’Europe doit commencer par exclure la Russie du système banquier SWIFT. Dans le même mouvement, les avoirs de Vladimir Poutine et de ses proches doivent être saisis et gelés.
D’ores et déjà des sanctions sont prises. Mais à mes yeux, cet indispensable minimum est encore dérisoire au regard de ce qu’il nous faut mettre en œuvre pour nous prémunir des risques à venir. Car le monde est complexe : faute d'avoir renoncé au gaz, nous dépendons de la Russie pour notre approvisionnement énergétique. Pour parler crûment, l'effort de guerre de Poutine est financé par l’achat du gaz qu’il nous vend et dont nous finançons même les infrastructures nécessaires à son acheminement.
C’est aussi sur cet état de fait que s’appuie Poutine pour tout se permettre. Nous donner les moyens de notre autonomie énergétique n’est donc pas uniquement un moyen de répondre à la crise écologique et à la maîtrise des dépenses de nos concitoyens pour se chauffer, elle est aussi la condition de notre indépendance politique. L'Europe doit déployer une stratégie de sobriété énergétique largement appuyée sur les énergies renouvelables. Tarder à mettre en œuvre cette stratégie c'est préparer des défaites futures : nous ne pouvons accepter d'avoir les mains liées. Au passage, on voit combien la stratégie de taxonomie incluant le gaz et le nucléaire est une folie dans ce nouveau monde qui vient… Faut-il détailler les vulnérabilités que ce choix stupide implique ?
Notre solidarité doit être pleine et entière avec l'Ukraine, qui se sent bien seule, parce qu'elle est bien seule. Mais dans notre monde interdépendant notre solidarité a un prix. Les conséquences de la guerre se font déjà sentir: le prix du blé, pour ne citer que lui, a augmenté de manière spectaculaire. La question des ressources, des matières premières, de l'énergie, sont des enjeux géopolitiques majeurs déterminants pour notre vie quotidienne.
Ces questions doivent être au centre du débat démocratique de l'élection présidentielle, qui malheureusement se trouve encore amoindri par la guerre en cours. C'est ainsi, les temps de guerre sont le tombeau de l'intelligence, parce que la délibération collective en sort toujours meurtrie. Pourtant l'urgence du débat est grande. En Ukraine se joue aussi notre avenir. Celles et ceux qui pensent que les affaires du monde sont divisibles et qu'on peut séparer le destin de l'Europe et l'intérêt de la France de ce qui se passe en Ukraine font fausse route. Un seul exemple ? On se bat à Tchernobyl. Qui ne voit les dangers encourus par notre continent ? La tristesse laisse ici la place à la colère. Au regard des forces en présence, il est à craindre que la guerre d’Ukraine soit déjà gagnée militairement par Poutine. A la vérité, sa victoire a été rendue possible par la passivité, et parfois même la corruption, de nos dirigeants ainsi que par les analyses naïves et datées de leurs principaux opposants. Il est temps de changer le logiciel politique de l'Europe : la pseudo realpolitik, qui repose sur des logiques dépassées, nous mène dans le mur de la soumission. Alors, « rien à faire ? » Si. Reprendre la main sur notre avenir, et donc d'abord reprendre le contrôle sur ce dont dépend notre subsistance. Notre géopolitique ne peut plus prétendre faire l'impasse sur la question écologique, et doit donc s'emparer enfin de la question du climat. Une géopolitique du climat reste à inventer, qui changerait les termes de l'équation posée en pensant les tensions liées à l'indispensable transition de nos modèles. La voie à suivre repose sur la diminution de nos dépendances telles qu’elles sont imposées par le modèle actuel. L’autonomie stratégique, énergétique, alimentaire, sanitaire et technologique est encore une fois un enjeu écologique et social, mais aussi une condition de la préservation de nos démocraties et de la paix. L’Europe a toutes les ressources et les moyens nécessaires pour enfin engager la marche vers ce nouvel horizon.
Écologie ou barbarie ? Plus que jamais, il nous appartient de choisir le monde que nous voulons.